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Tirer la langue, fermer les yeux

Nous autres, génération de la guerre, avons appris avant l’âge adulte que la vie est une lutte incessante avec les vents contraires. Et que nous sommes de bien frêles esquifs. Mais avoir survécu à la sauvagerie des combats, avoir contourné tant de dangers en plus des difficultés liées aux diverses pénuries – médicaments, pain, essence –, avoir vécu quasiment sans électricité avec à peine la quantité d’eau nécessaire au nettoyage et à l’hygiène, étudié à la lueur des bougies, suffoqué l’été, grelotté l’hiver, connu le manque et le deuil, été heureux souvent malgré tout, beaucoup tremblé mais beaucoup ri nous permet de relativiser les catastrophes en chaîne que nous subissons depuis le début de cette étrange année 2020. L’argent qui fond, les factures qui s’accumulent, le pays qui va à vau-l’eau, tout cela nous était familier. C’est l’épidémie qui ne l’est pas.

Il faudra chercher du côté de nos parents et grands-parents pour comprendre d’où nous vient l’hygiénisme quasi religieux qui a sévi sur notre enfance. Les mains sales, les ongles en deuil, les vêtements maculés étaient péchés mortels. Une mythologie familiale veut que mon grand-père qui possédait un bureau de change se fût mis, lors d’une épidémie de choléra, à refuser les billets de banque. Il avait posé sur son comptoir, dit-on, une bassine de permanganate où le chaland était invité à verser directement sa monnaie. Choléra et permanganate, et aussi polio, typhoïde, tuberculose et syphilis, ont depuis disparu du vocabulaire pour aller se réfugier en littérature.

De ces épidémies itinérantes, seule est restée la grippe. Baptisée «  espagnole  » en 1918, simplement parce que les Espagnols ont été les seuls à s’alarmer de sa dangerosité, les autres pays étant trop préoccupés par la guerre pour s’en soucier, elle va très vite enfler en pandémie. On mettra du temps à voir dans ce qu’on sait aujourd’hui être la grippe H1N1 un fléau supérieur à celui des combats. Elle est entrée en Europe par les ports français de l’Atlantique, avec le corps expéditionnaire américain. Quatre millions de boys recrutés à tour de bras et entassés avant leur départ dans des camps insalubres sont arrivés en France au mois d’avril porteurs ou contaminés. Dès lors, la grippe prend le chemin des trains et des paquebots et envahit le monde. Elle emporte au passage Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand, Egon Schiele et Max Weber. Elle étend son ombre sur le monde, n’épargnant ni le Grand Nord ni la Chine où elle fauche entre 5 et 10 millions d’âmes.

Aujourd’hui, le coronavirus se promène naturellement à bord des avions. Et c’est une sorte de loterie mondiale qui s’enclenche, malgré un taux de mortalité par pays relativement peu élevé. Tout à coup, les problèmes d’argent paraissent minimes. Les marchés mondiaux s’effondrent sans provoquer de vagues de suicides comme il y en eut en 2008. On s’habitue à réduire ses besoins. Au Liban, la fièvre révolutionnaire qui entrait dans une phase attentiste remplace la colère par le dégoût. Même le virus se politise, les premiers cas avérés introduits sur le territoire l’ayant été à bord d’un avion iranien. Toute mesure de prophylaxie, aussi sévère ou absurde soit-elle, n’est pas un luxe. Le confinement est un mal nécessaire et le respect des règles d’hygiène la responsabilité de chaque individu. Certains mystiques, comme à toutes les époques d’épidémie, verront dans ce fléau un châtiment divin.« Repentez-vous ! Repentez-vous ! »menaçaient les prédicateurs sillonnant les villes lors des épidémies de peste et contribuant à y répandre la Mort noire. Certains membres du clergé libanais, déjà rendu impopulaire par son manque de réaction à la souffrance des gens face à la crise économique, veulent faire fi des consignes en encourageant les fidèles à « défier » la maladie et « surmonter la peur ». En retour, toute une paroisse a failli lyncher son curé pour avoir annoncé qu’il donnerait désormais la communion dans le creux des mains et non à la bouche. Comme si le sacrement ne pouvait s’accomplir que la langue tirée, les yeux fermés. Toujours est-il que ce millénaire semble pressé de provoquer de force les changements que nous traînons les pieds à réaliser depuis que notre planète est en état de mort annoncée. Le virus nous tient à distance d’un mètre et demi les uns des autres, nous empêche de nous embrasser, mais déjà les jeunes adultes comptent sur les applications de rencontre pour trouver l’âme sœur et les bureaux recourent au télétravail, moins gourmand en énergie, pour continuer leur activité. Le Covid-19 nous contraint à une austérité miraculeuse qui a déjà considérablement réduit les émissions de carbone de la Chine. Quand nous sortirons de ce chaos, nous serons déjà habitués à consommer moins, à réévaluer notre impact, à renoncer au superflu. Cette pandémie donne peut-être la mort, mais elle nous ouvre les yeux sur les possibilités de sauver l’avenir pendant qu’il en est encore temps.

Nous autres, génération de la guerre, avons appris avant l’âge adulte que la vie est une lutte incessante avec les vents contraires. Et que nous sommes de bien frêles esquifs. Mais avoir survécu à la sauvagerie des combats, avoir contourné tant de dangers en plus des difficultés liées aux diverses pénuries – médicaments, pain, essence –, avoir vécu quasiment sans électricité...

commentaires (4)

Au moins par éthique, et surtout en ces moments de dures épreuves, nous devrions apprendre à mener une vie décente avec plus de modestie! Fifi, pour moi, votre "Impression" du Jeudi est l'une de mes lectures préférées!! Merci!

Zaarour Beatriz

16 h 43, le 12 mars 2020

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Commentaires (4)

  • Au moins par éthique, et surtout en ces moments de dures épreuves, nous devrions apprendre à mener une vie décente avec plus de modestie! Fifi, pour moi, votre "Impression" du Jeudi est l'une de mes lectures préférées!! Merci!

    Zaarour Beatriz

    16 h 43, le 12 mars 2020

  • Il est gentil cet article . À part nous rappeler que le 1er Corona est arrivé de perse et qu'il est entré dans le Guiness du Liban. Dans le fond qui cherche à se souler ne compte pas le nombre de bière qu'il ingurgite.

    FRIK-A-FRAK

    12 h 39, le 12 mars 2020

  • Il y a bien trop longtemps que nous avons contracté des maladies de "riches", à savoir nous soucier de quel caviar nous sera servi au petit déjeuner avant de savoir s'il y a un petit déjeuner. Bienvenue dans la réalité.

    Joseph ADJADJ

    12 h 07, le 12 mars 2020

  • oui ,remettre les pieds sur terre et l'apprécier à sa juste valeur;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    09 h 07, le 12 mars 2020

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