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Culture - Entretien

ORLAN : J’aurais bien aimé ne pas avoir le souci d’être féministe !

Elle a fait de son corps à la fois le cœur, le corps et le décor de son œuvre. Artiste éminemment féministe à l’expression protéiforme, explorant les médiums, de la peinture à la sculpture en passant par l’art charnel et la technologie, ORLAN, avec sa féminité revue et corrigée, voire même réinventée, sa chevelure en yin et yang et ses opinions tout aussi tranchées, ouvre aujourd’hui son exposition « Les femmes qui pleurent sont en colère » à l’Institut français de Beyrouth, dans le cadre du Festival international des féminismes...

Une œuvre de la série « Les Femmes qui pleurent » que l’artiste française ORLAN présente à l’Institut français, rue de Damas.

Comment avez-vous pris conscience de votre corps, vous qui en avez fait le cœur de votre œuvre, depuis votre légendaire « Carnal Art Manifesto » (vos opérations chirurgicales-performances) jusqu’à vos ORLANoïdes, des robots à votre image ?

C’est un peu comme la Renaissance, les choses ont fait corps progressivement. En même temps, j’ai eu la chance de faire partie d’une génération où les verrous tombaient, que ce soit par rapport à l’avortement, la liberté sexuelle ou la contraception. C’était une époque d’effervescence qui m’a permis de très vite interroger le statut social du corps à travers mon œuvre, ainsi que toutes les pressions (sociales, religieuses) qui s’exercent dessus depuis le jeune âge. Par là même m’est venue la responsabilité de considérer le mien de corps comme une sculpture, mais aussi comme une manière de réinventer ma vie, de sortir des cadres. J’ai même créé plusieurs œuvres intitulées Tentatives de sortir du cadre parce qu’à mon avis, la simple tentative d’échapper à des standards nous ouvre des fenêtres vers des paradis sans formatage. Si l’on a conscience de cela, on peut jouer avec le cadre jusqu’à même le casser, le traverser. De toute façon, les combats féministes l’ont prouvé : le corps est politique.

D’ailleurs, comment s’est construite votre féminité qui, très tôt, a tranché avec les standards de beauté ?

Ce n’est jamais facile. Dès lors qu’on fait un pas de côté dans la société, on est montré du doigt, parfois même méprisé et agressé. Dans la rue, c’est vrai que je suis souvent reconnue et adulée, mais je continue aussi à être agressée du regard. Faire un petit pas de côté, comme par exemple lorsque je me suis fait mettre des implants de pommettes sur les tempes, se l’autoriser soi-même, c’est aussi accepter que la société vous le fasse payer. Pour aller plus loin, lorsque je me présente, je dis que je suis ORLAN, mais dans la mesure du possible, car en choisissant mon propre nom, et de surcroît un nom en majuscules, je suis obligée de me battre pour qu’on accepte ce petit détail au milieu d’une société fondamentalement codifiée. C’était une manière pour moi d’opérer une rupture avec l’affiliation, avec le nom du père et le corps de la mère. Il m’était essentiel que ce nom décidé par moi fasse partie de la reconstruction de moi, de la restructure de qui je souhaite être. C’est ainsi que je me suis inventée…

Vous avez même réalisé une œuvre intitulée « ORLAN accouche d’elle m’aime ».

C’est une œuvre à la fois fondatrice et prémonitoire, car ce sont l’identité et l’altérité qui y fusionnent, un peu comme pour mon ORLANoïde, plus récent, qui est une sorte de double de moi, un générateur de mes mots et mes mouvements. Mais cet accouchement, au lieu d’être celui d’un enfant tel qu’on le préconise aux femmes, en oubliant que la planète est surpeuplée et qu’une femme peut tout à fait se réaliser sans enfants, est celui d’une sorte d’objet que je qualifierais de moi comme je l’entends. Cela dit, si j’ai sciemment choisi le jeu de mots avec le terme aime, c’est qu’il n’y a aucune détestation de qui je suis, au contraire.

Pour revenir à la question des codes sociaux, selon vous, ceux-ci restent encore très rigides pour les femmes, malgré la montée des mouvements féministes comme #MeToo ?

Je vis cela très mal. Autant dans les années 60 et 70, j’avais l’impression que des verrous tombaient pour les femmes, autant je sens aujourd’hui que les choses se referment lorsque je vois par exemple que Facebook et Instagram floutent le moindre téton. Je trouve que les femmes doivent être conscientes de tous les modèles qu’on leur a désignés, par exemple les talons aiguilles qui, à mon avis, sont une forme plus contemporaine des pieds bandés. Ils sont faits pour faire mal et pour que les femmes ne puissent pas courir comme les hommes. Tout cela continue d’être pensé par et pour les hommes, pour que les femmes soient dans le désir constant de les séduire, mais en étant enfermées dans les stéréotypes habituels. Il est vrai que les problèmes liés aux femmes sont soulevés, qu’il y a des frémissements, mais les gens sont horrifiés pour cinq minutes, avant de passer à autre chose. 147 féminicides en France l’année dernière prouvent qu’il reste encore beaucoup de travail à faire de la part des hommes. Sur eux-mêmes avant tout, mais entre eux car je considère qu’ils continuent à être très silencieux et surtout complices des abus des « porcs. » Parce qu’ils ne sont pas tous horribles… J’aurais bien aimé ne pas avoir le souci d’être féministe, sauf que le problème se pose encore et toujours !

Vous avez eu recours à la chirurgie esthétique dans votre travail, un sujet qui partage les féministes…

En fait, j’ai abordé la chirurgie esthétique à rebours. J’ai eu recours à cette technique pour en faire autre chose, pour la sortir justement de ces clichés d’amélioration et de rajeunissement. Je compare cela à un couteau qu’on a dans la main et qu’on peut employer pour faire de la bonne cuisine ou pour tuer quelqu’un.

Ce n’est pas l’objet qui fait les choses, c’est ce qu’on en fait… C’est peut-être pourquoi en tant qu’artiste, j’ai toujours jonglé entre les médiums, sculpture, peinture, vidéos, même la technologie ou la science (j’ai travaillé avec mes cellules souches à un moment), sans m’attacher à un en particulier. Ce qui m’intéresse, c’est de dire quelque chose par rapport à notre époque, tout en déréglant les choses, et ensuite de trouver l’outil adéquat pour révéler l’essence de mon idée.

Vous vous êtes toujours mise en scène dans votre art, jusqu’à dire que votre corps est un lieu public. Ne pensez-vous pas que, quelque part, le personnage a écrasé l’œuvre ?

C’est un vrai problème pour moi. Quoi que je fasse, même lorsque j’ai exposé mes robots en 2018 au Grand Palais (dans le cadre d’« Artistes et robots », NDLR), les journalistes ne me parlaient que de mes opérations chirurgicales-performances. J’en suis très fière car cela me prouve que j’ai réussi à toucher un nerf, mais en même temps, c’est très ennuyeux qu’on me réduise à cela en oubliant que je tente de réinventer autant que possible.

À ce sujet, parlez-nous de votre série « Les femmes qui pleurent sont en colère » que vous présentez ce soir à l’Institut français et qui dure tout le mois de mars...

Je suis très heureuse de présenter une récente série de photos hybridées qui met en valeur les femmes de l’ombre, les muses, les modèles qui ont beaucoup donné pour la notoriété de nos grands maîtres, notamment Dora Maar.

Dora Maar que Picasso a fait beaucoup pleurer, comme le prouvent toutes ses œuvres qui s’intitulent La Femme qui pleure… L’idée, en mélangeant des éléments de mon visage à ceux de Dora Maar, et donc en m’identifiant à cette muse, est de faire de ces femmes objets des sujets. De provoquer un certain déclic, une prise de conscience de l’horreur de pleurer à cause de l’homme avec qui on vit…


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