Alors que le Liban fait face à une très grave crise économique et financière, que l’endettement public dépasse les 150 % du PIB et que les réserves en devises de la Banque du Liban s’effritent, le débat public bat son plein sur la nécessité d’une éventuelle restructuration de la dette par le gouvernement, qui a sélectionné cette semaine deux cabinets (Lazard et Cleary Gottlieb Steen & Hamilton LLP) pour aider à préparer cette éventualité. Dans ce contexte, il convient de se pencher sur les principaux inconvénients respectifs qu’impliquerait le remboursement ou non de plus de 4 milliard de dollars d’eurobonds arrivant à échéance cette année (dont une tranche de 1,2 milliard le 9 mars), tant cette décision s’avère lourde de conséquences pour le système financier et le fonctionnement de l’économie.
Stabilité compromise
Dans l’hypothèse où l’État libanais déciderait de ne pas rembourser sa dette arrivant à échéance en mars, le prix de ces titres chuterait de manière drastique : actuellement, le prix du marché des eurobonds de mars 2020 se négocie à moins de 50 %, tandis que les obligations à maturité plus longues sont encore bien moins chères, chutant parfois en dessous de 30 % de leur investissement initial.
Les investisseurs étrangers, les banques mais aussi les compagnies d’assurances et la BDL qui détiennent ces obligations seront par conséquent « contraints » de prendre immédiatement des provisions et de tenir compte des pertes potentielles futures, en pleine conformité avec la norme IFRS9. Au Liban, la BDL détient près de 7 milliards de dollars d’eurobonds, les compagnies d’assurances un peu moins de 1 milliard, tandis que ceux détenus par les banques sont estimés autour de 15 milliards de dollars (en excluant toute vente récente à des entités étrangères). Compte tenu de l’importance de ces avoirs par rapport à leurs fonds propres respectifs, de nombreuses banques et compagnies d’assurances risquent d’être considérées comme techniquement en faillite, tandis que la BDL verrait sa stabilité financière compromise. En conséquence, certaines grandes compagnies d’assurances fermeront leurs portes, les clients perdant leurs économies d’assurance-vie, tandis que les banques en faillite pourront être reprises par la BDL à des fins de liquidation (ou de vente), avec le risque que leurs déposants perdent une grande partie de leur épargne et que l’économie soit paralysée du fait de l’impossibilité d’exécuter des transactions financières.
Dans la pire des hypothèses, les détenteurs d’eurobonds étrangers pourraient en outre intenter des recours collectifs contre le gouvernement libanais. Dans ce scénario, un tribunal international pourrait geler les actifs de l’État en dehors du pays à des fins de recouvrement avec un risque élevé sur l’or déposé aux États-Unis et en Suisse (la BDL, compte tenu de sa structure spécifique et du fait qu’elle a assuré un financement continue de l’État, pourrait être assimilée à une entité gouvernementale et serait donc conjointement responsable avec le gouvernement) ; tandis que la réputation de solvabilité du Liban serait en jeu, ce qui ébranlerait la confiance des partenaires internationaux, rendant encore plus difficile la mise en place de tout plan économique visant à permettre la croissance ou à attirer de nouveaux financements pour sauver le pays.
Iniquité
Cependant, au cas où le gouvernement libanais viendrait à décider d’honorer les eurobonds arrivant à échéance en 2020, il ne pourra le faire, compte tenu de l’ampleur du déficit public, qu’en puisant dans les réserves de change de la BDL. Cette baisse des réserves de change « utilisables » pour assurer le service de la dette exercera d’une part une pression accrue sur l’ancrage monétaire de la livre libanaise et diminuera d’autre part la capacité du gouvernement à assurer les devises nécessaires aux importations des produits de base (denrées alimentaires, pétrole et médicaments...) paralysant d’avantage l’économie. À terme, l’argent versé pour honorer les euro-obligations dues en 2020 pénalisera en outre injustement les déposants, dans la mesure où le processus de remboursement se traduira in fine par une ponction de leur épargne pour payer les « imprudences » du gouvernement, de la BDL et des banques qui se sont plutôt concentrées au cours des 30 dernières années sur le cumul de profits que sur une gestion stratégique et sage des risques pour protéger les déposants.
Enfin, le remboursement de ces échéances revient à valider la décision de certaines banques de vendre à prix réduit leurs eurobonds pour 2020 à des investisseurs étrangers (tout en promettant que l’État allait honorer cette dette comme il l’a déjà fait pour l’échéance de fin 2019), et ce afin d’obtenir de nouvelles liquidités et surtout pour éviter les conséquences qu’aurait eu sur leur compte de résultat la mise en œuvre d’un « swap » (échange de titres de dette contre d’autres avec une plus grande maturité mais dont les intérêts sont drastiquement plus bas), tel que celui qui leur avait été proposé fin 2019 par le gouverneur de la BDL, Riad Salamé. Ce comportement pour le moins égoïste et non solidaire a ainsi eu pour effet d’augmenter la part des détenteurs étrangers d’eurobonds et complique encore davantage la résolution de cette dette en dollars.
Par conséquent, si faire défaut en mars sans avoir conçu au préalable un plan de sauvegarde stratégique solide permettant de couvrir les risques qui pèsent sur les institutions financières constitue clairement un suicide, le remboursement pur et simple de ces titres aura de graves conséquences sur la parité monétaire, et les capacités d’importation ainsi que sur l’équité de traitement entre les déposants et certaines banques au comportement indélicat.
Entre ces deux scénarios du pire, le gouvernement pourrait trouver une voie intermédiaire permettant de réduire significativement l’impact de la dette en eurobonds sur le pays. La première de ces alternatives serait qu’au lieu de consacrer une grande partie des réserves de la BDL à leur remboursement, il pourrait ainsi les racheter au prix actuel du marché (soit moins de 50 % de leur valeur initiale), ce qui permettrait déjà de réaliser des économies substantielles et de réduire de manière conséquente la dette globale en dollars. Une autre possibilité, pour ne pas avoir à mobiliser ses fonds, serait de solliciter un investisseur privé unique pour qu’il assure lui-même ce rachat, et de négocier ensuite les modalités de restructuration de cette dette avec lui. Sinon, le gouvernement pourrait également profiter du pouvoir de négociation renforcé que lui donne la perspective d’un défaut imminent (renforcée par les déclarations publiques et événements de ces dernières semaines) pour proposer un nouveau swap – aux modalités similaires à celles déjà proposées par la BDL mais dans un contexte différent en termes de rapports de force – aux détenteurs actuels de titres (qui, en échange, pourraient recevoir des incitations comme le versement d’une partie de leurs intérêts lors de la négociation). Si elle est réalisable, l’une ou l’autre de ces solutions pourrait représenter une bonne alternative, car elle coûtera moins cher et permettra de réduire la dette publique et le déficit de l’État, donnant ainsi un signal positif fort à la communauté internationale.
Bien que ces deux approches – achat ou échange – soient considérées comme un signe de défaut par les principales agences de notation, et même si elles réduisent la rentabilité des banques à court terme, elles s’avèrent préférables aux réponses plus radicales au dilemme que pose actuellement la question du remboursement des eurobonds arrivant à échéance cette année.
Par Nicolas Chikhani
Expert financier, diplômé d’Harvard et ancien directeur général de l’Arab Bank à Genève.
Lire aussi
Pour un ajustement structurel équitable
Comment obliger les détenteurs des obligations à les vendre au prix du marche? Les fonds vautours les ont achetés pour faire un gros bénéfice.. Je crois que la solution serait une “ reverse second price auction “. Pour cela, on a besoin d’un expert en ventes aux enchères.
07 h 21, le 02 mars 2020