Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Beyrouth Insight

Paola Rebeiz, la « Mama » des places

Sur les places révolutionnaires de Beyrouth, on l’appelle « Mama », elle qui gère la logistique de toutes les tentes qui s’y sont érigées depuis le 17 octobre. D’une agence de mannequinat à Paris à une flopée de rebelles qu’elle loge, nourrit et entoure de son amour, retour sur la vie romanesque de Paola Rebeiz.

Paola Rebeiz gère la logistique de toutes les tentes érigées à Beyrouth depuis le 17 octobre. Photo Michel Sayegh

Alors que le rendez-vous était initialement prévu pour samedi, elle demande à le remettre au lendemain : « Ma machine à laver est en panne. L’un des garçons dont je lave les vêtements avait oublié un miroir dans la poche de son jeans et cela a bloqué tout le système. » Les garçons que Paola Rebeiz évoque, qu’elle porte depuis le 17 octobre sur ses larges épaules et caresse de son regard de vert écarquillé, qu’elle nourrit et loge dans une tente du parking Lazarieh, si bien qu’ils l’appellent « Mama », ce sont ces rebelles qui ont tout quitté, leurs familles et leurs semblants de quotidien, fonçant droit vers le centre-ville de Beyrouth où, désormais, se crie et s’écrit une nouvelle page de notre histoire. À leur instar, lorsque surgit la révolution, Paola referme en silence la porte de sa vie d’avant, range les tenues déglinguées qui la caractérisaient, et va se donner tout entière à ces places dont elle dirige la lourde logistique avec l’aide d’une poignée de volontaires et le support d’une base de donateurs, voilà quatre mois. Une vie d’avant qui prend un tour épique dès lors qu’elle nous en ouvre les tiroirs…


Mi-Carioca, mi-Addams Family

Née d’un père libanais, « qui m’a inculqué un infini amour de la vie, et le sens de la fête » et d’une mère libano-brésilienne débarquée de Rio dans les années 60, « une sommité de classe et de goût, en marge des codes de la féminité libanaise, à qui je dois ma passion pour la mode », la petite fille à la fois libre et solitaire voit très tôt son destin chavirer sur les montagnes russes de la vie. Elle a seulement cinq ans lorsqu’elle est victime d’un tragique accident de voiture. Sous ses yeux, sa mère perd la vie. À cela viennent s’ajouter pour elle, le coma, une chaise roulante trop grande pour elle et une immobilisation de six mois. Si depuis, elle s’est abstenue de prendre le volant, surtout que des années plus tard, son meilleur ami décède aussi d’un accident de voiture à Chypre, Paola Rebeiz n’est vraiment pas du genre à se laisser aller à pleurnicher dans le giron des regrets. « Certains prennent ça pour de la froideur, mais c’est plutôt une aptitude que j’ai de vite passer à autre chose, de me projeter dans le futur et dans l’action. Je n’ai pas de temps pour les lamentations », précise celle qui préféra orner son adolescence des robes délurées qu’elle tisse à ses Barbies dans un premier temps, puis sur les bancs d’Esmod Paris où elle fait ses armes. En marge de ce milieu de fêtes inouïes où elle évolue, drôle d’étrangeté au physique mi-Carioca et mi-fille d’adoption de la famille Addams qui empile les conquêtes, « mais sans trop s’y appesantir », comme un soldat silencieux, elle rejoint au quotidien la place du Trocadéro pour manifester en faveur de toute cause qui s’offre à elle. Et de confirmer, à ce sujet : « Dans les westerns, j’ai toujours été du côté des Indiens plutôt que des cow-boys. Du plus loin que je me souvienne, je me suis toujours positionnée du côté des opprimés. Si j’ai eu droit à une vie magnifique, parce que je suis née dans un milieu privilégié, ça ne m’empêche pas d’être en colère, tellement en colère, lorsque je vois une injustice. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis très vite engagée auprès d’associations pour la protection des animaux et de Beirut Madinati en 2016. » Après un passage chez le créateur Armand Basi à Barcelone, au cours duquel elle habille entre autres U2 et les Dépêche Mode, en 1994, alors qu’elle officie en tant que styliste d’une émission télévisée française en compagnie de Virginie Taittinger, elle est appelée à assister l’agence New-Men alors en sous-effectifs à cause d’une épidémie de grippe. Impressionnée par ses talents de gestionnaire, son don pour les rapports humains, l’agence l’embauche aussitôt et lui ouvre même sa propre division PH1, qui, en l’espace de trois mois, recueille 70 nouveaux visages français, dont certains caracoleront aux faîtes des semaines de la mode et des campagnes les plus prestigieuses du milieu.


« C’est là que je dois être et nulle part ailleurs »

Quand Rebeiz préfère le silence des modestes, ses amis s’accordent pour assurer que les plus beaux hommes de l’industrie passeront sous sa baguette, que ce soit chez PH1, ou au sein de son agence Paris Models qu’elle monte en 2005. Ensuite, parallèlement à une société qu’elle crée en Turquie et qui assure des services dans la mode, Paola Rebeiz ne rentre qu’occasionnellement à Beyrouth pour travailler sur le projet Jury Mission Fashion, avant de s’y installer définitivement en 2011. En véritable couteau suisse de la mode, elle assiste Zuhair Murad dans la création de ses collections couture, lance l’émission Ta2allaqi sur Yahoo TV !, organise événements et défilés de mode, puis se fait consultante pour Rani Zakhem jusqu’à 2019. Jusqu’à ce qu’elle passe de l’autre côté du miroir, ce soir du 17 octobre où, à l’improviste, et après avoir apporté son aide aux régions dévorées par les incendies, elle se rend aux premières manifestations. Dès le lendemain, gaz lacrymogènes, premiers blessés et premiers rebelles à nourrir sur les places. Paola déploie alors une nappe à même le bitume du parking de Lazarieh, « un first-aid kit pour ceux qui en avaient besoin », qui ne cessera de s’élargir jusqu’à devenir une tente en bonne et due forme, « qu’on a même meublé et rendue aussi accueillante que possible », prolongée par une cuisine où des amis se relayent pour livrer chaque jour des ragoûts à ceux qui choisissent de camper ici, et d’y changer le cours des choses. « De Yalla, faisons ceci, à Yalla, faisons cela, les choses se sont mises en place, sans que je ne m’en rende compte. C’est comme si mes jambes m’avaient portée, et continuent de le faire jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, ce n’est même pas un devoir, je ne me pose aucune question. C’est là que je dois être et nulle part ailleurs. » Voilà donc comment Paola n’a plus quitté les places, si ce n’est pour « aller donner à manger à mes animaux, prendre une douche et dormir un peu ». Voilà comment, avec l’aide d’un groupe de volontaires et de fidèles amis, jonglant entre les messages qui se bousculent sur son portable et sa vie qu’elle a complètement mise de côté, Paola assure chaque jour, sans exception, de quoi manger, de quoi coucher, de quoi se vêtir, de quoi se réchauffer et se soigner ; de quoi continuer à se battre et espérer aux quinze révolutionnaires de la tente qu’elle mène, mais aussi de la nourriture aux 180 personnes qui campent dans le secteur. Voilà comment, autour de cette femme-ancre aux cordes vocales musclées, et en dépit des embûches que jonchent certains bords, des menaces constantes d’incendier les tentes, a fleuri une famille dont elle est à la fois le petit soldat vaillant et la « Mama » gâteau. Leur tente s’appelle Kellon yaané kellon. Comme le slogan, bien sûr. Mais aussi, et surtout, comme tous ceux qui se souviendront de Paola Rebeiz et lui seront éternellement reconnaissants.


Dans la même rubrique

Ammounz, l’humour en temps de crise

« Thaoura saj », le récit d’une reconversion

Christina Karam, une influenceuse digne de ce nom

Gaby Khairallah, prêtre (et) révolutionnaire

Alors que le rendez-vous était initialement prévu pour samedi, elle demande à le remettre au lendemain : « Ma machine à laver est en panne. L’un des garçons dont je lave les vêtements avait oublié un miroir dans la poche de son jeans et cela a bloqué tout le système. » Les garçons que Paola Rebeiz évoque, qu’elle porte depuis le 17 octobre sur ses larges épaules...

commentaires (2)

Bravo Madame, pour vos actions, certains devraient en prendre de la graine !

Brunet Odile

14 h 28, le 21 février 2020

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Bravo Madame, pour vos actions, certains devraient en prendre de la graine !

    Brunet Odile

    14 h 28, le 21 février 2020

  • MOI QUI CONNAIS pAOLA DEPUIS QU'ELLE EST PETITE FILLE, JE NE SAVAIS PAS QU'ELLE ÉTAIT DEVENUE RÉVOLUTIONNAIRE ! ËTONNANT !

    Chucri Abboud

    02 h 31, le 20 février 2020

Retour en haut