Les premières semaines du mouvement de contestation, qui a commencé le 17 octobre 2019, la plupart des galeries à Beyrouth ont fermé leurs portes. De gré ou de force. Par solidarité avec les revendications révolutionnaires ou par crainte de la montée de la violence et du vandalisme. À la mi-novembre, le rythme et les places des manifestations étant désormais établis, la majorité des espaces d’exposition artistiques ont amorcé un certain « retour à la normale ». Avec cependant des programmations réadaptées aux circonstances… économiques notamment. Car on aura beau clamer l’amour de l’art pour l’art, celui-ci a quand même une valeur financière, qui devient pour certains, en ces temps de comptes bancaires à l’avenir aléatoire, un placement plus sûr qu’un autre.
Quel est l’impact de la crise sur les galeristes et leurs artistes ? Comment s’adaptent-ils à la nouvelle conjoncture ? Comment envisagent-ils les mois à venir ? L’OLJ a fait la tournée des galeries beyrouthines (qui concentrent la majeure partie de la dynamique artistique du pays) pour un premier état des lieux de l’art en temps de crise économique.
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Nadine Begdache, la révolution inspiratrice
Elle a été la première galeriste à annoncer dans un communiqué son soutien à la révolution. Dès la première semaine, Nadine Begdache, à la tête de la galerie Janine Rubeiz, a pris fait et cause pour le mouvement de protestation et de changement. Un enthousiasme qu’elle traduira par la fermeture, dans un premier temps, de son espace, pour une mise à disponibilité de son équipe et de ses artistes désireux de participer aux manifestations. Puis, au bout de quelques semaines, par la déprogrammation des vernissages préalablement prévus et leur remplacement par une seule grande exposition collective, uniquement dédiée aux œuvres, d’artistes ou pas, inspirées des événements sur le terrain. « Nous vivons un moment historique fondateur que j’ai voulu accompagner à mon niveau. D’où l’idée d’adresser un appel, à travers les réseaux sociaux, à tous ceux qui avaient envie de s’exprimer artistiquement sur la thaoura. » Un appel qui lui fera découvrir de nouveaux talents, à l’instar de Sélim Moawad, l’activiste et graffeur qui a laissé son empreinte, aussi, au cœur des différentes places des manifestations. Une initiative qui se concrétisera par une première sélection d’une soixantaine d’œuvres à prix accessible, variant entre 150 et 2 000 dollars, plus facilement commercialisables en temps de restrictions bancaires.
Pour Nadine Begdache, le mouvement de contestation n’a pas véritablement impacté son travail. « En fait, cela faisait deux ans qu’on souffrait. Le public manifestait une certaine lassitude, il ne venait plus aux vernissages… » confie-t-elle, suggérant que la crise économique avançait plus ou moins masquée. « Maintenant qu’elle a éclaté, la fréquentation de la galerie a paradoxalement augmenté. Car l’exposition sur le thème de la thaoura (qui s’est enrichie dernièrement d’une sélection additionnelle d’une trentaine de nouvelles œuvres) a indéniablement touché une fibre sensible pour certains et suscité la curiosité des autres. » Certes, au niveau des ventes, période des fêtes aidant, elles se sont limitées aux pièces à petits prix (une moyenne de 300 dollars et un plafond de 700), hormis quelques grandes toiles d’artistes reconnus, comme Hannibal Srouji et Jamil Molaeb. « Mais l’intérêt est à nouveau là, le nombre de visiteurs s’est accru. Tout comme le nombre d’artistes à vouloir participer au second volet de cette exposition en lien avec l’actualité. Je compte poursuivre dans cette voie, mais de manière différente. Je pense que la révolte va encore durer des mois, sinon plus, et je ne me vois pas faisant des vernissages sur des sujets éloignés de la réalité de ce que nous vivons. Je réfléchis d’ailleurs à une nouvelle formule. » Ainsi qu’à plus long terme, à l’éventualité de collaborations avec des galeries à l’étranger. « À défaut de pouvoir faire les virements d’argent nécessaires pour les emmener à des foires internationales, ce sera la seule façon de promouvoir nos artistes contemporains. » Car, pour le moment, l’intérêt des acheteurs libanais se concentre plutôt sur les grands noms de l’art moderne, considérés comme des valeurs sûres, « à l’instar d’Yvette Achkar, d’Huguette Caland ou de Chafic Abboud »… Des pièces que Nadine Begdache est réticente à vendre, ne voulant pas se retrouver avec « des chèques bloqués à la banque », dit-elle.
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Saleh Barakat : Protéger les artistes libanais avant tout
Pour Saleh Barakat, propriétaire des galeries Agial et Saleh Barakat Gallery, il existe en effet beaucoup de personnes qui voudraient placer leur argent dans des œuvres d’art. « Pourtant, nous n’encourageons pas ces pratiques », affirmait-il lors d’un entretien avec notre consœur Rana Andraos. Si l’art comme l’immobilier sont aujourd’hui très prisés, le galeriste ne comprend pas qu’on puisse acheter un tableau simplement à des fins spéculatives. « Je suis contre le fait d’acquérir une pièce d’art si on ne l’aime pas », assure le galeriste, en expliquant parallèlement que ces
pratiques nuisent à la cote des artistes. « De toute manière, il est presque impossible de faire une plus-value avant au moins cinq à dix ans », soutient-il. Pour lui, il est essentiel de protéger d’abord et avant tout les artistes libanais, et notamment les plus jeunes d’entre eux. « C’est pourquoi je préfère parfois vendre pour ensuite acheter moi-même de nouvelles œuvres et faire ainsi circuler l’économie. »
« Plus que jamais la scène artistique a besoin de véritables mécènes », invoque le galeriste, qui joue lui-même un peu ce rôle, « en programmant, en ce moment, des expositions d’envergure mais difficiles à vendre ». De grandes installations surtout, à l’instar de l’impressionnante Vague de Abdul Rahmane Katanani (à découvrir jusqu’à la fin du mois de janvier dans son espace à Clemenceau) ou de celle « immersive » à venir (en février) de l’artiste irakien Serwan Baran. « Certes, je réfléchis à des collaborations à l’étranger, mais je tiens aussi absolument à poursuivre ma programmation au Liban. En l’adaptant, évidemment, à la situation générale. J’ai ainsi avancé les dates de certaines expositions qui s’accordent mieux avec la situation que nous vivons, et reporté celles qui, bien qu’importantes, à l’instar des calligraphies de Samir Sayegh, sont plus détachées de cette réalité », indique le galeriste. Lequel a aussi étendu sa participation (prévue et finalisée avant la crise) à Art Dubai, en mars prochain, en y emmenant quasiment tous ses artistes maison. Bref, Saleh Barakat se bat sur plus d’un front. « Je ne suis pas quelqu’un qui baisse les bras. Si je me retrouve devant une porte fermée, je ne rebrousse pas chemin, je fais tout pour l’ouvrir », assure-t-il en conclusion.
Mark Hachem : La crise a fait bouger le marché
Même son de cloche du côté de Mark Hachem, à la tête de la galerie du même nom. « Les six mois précédant le mouvement de révolte, tout était mort. Le marché était gelé. Aujourd’hui, la crise financière a, de nouveau, fait bouger les choses. Notamment auprès des collectionneurs. Ceux qui hésitaient à acquérir une pièce, les mois précédents, veulent l’acheter aujourd’hui. C’est une manière de se faire plaisir, tout en limitant le risque financier », indique-t-il. Ce regain de ventes – au Liban et en chèques locaux – dans une fourchette de prix allant de 10 000 à 150 000 dollars, Mark Hachem dit en profiter pour racheter de nouvelles pièces à ses artistes et augmenter ainsi son stock. Lequel, sans doute du fait qu’il possède également une galerie à Paris (dans le Marais), ne prend finalement, pour sa part, qu’« un risque calculé ».
Sinon, comme beaucoup de ses confrères, après avoir paré aux chamboulements des premiers mois de la crise avec un accrochage collectif, il s’apprête à reprendre, à partir de février, les expositions individuelles en donnant, cependant, la prééminence à ses artistes libanais. « C’est mon engagement patriotique », assure celui qui ne veut pas être considéré comme un marchand d’art mais se revendique galeriste. « Je ne fais pas juste des ventes, je défends des artistes en essayant de leur donner un maximum de visibilité. Même, et surtout, durant ces temps difficiles. Et à ce titre, je programme, dans mon espace de Beyrouth, la première exposition individuelle d’une jeune sculptrice de talent nommée Elsa Ghossoub en février, qui sera suivie en mars par Riad Nehmé, un jeune peintre libano-irakien. »
Mark Hachem réserve cependant sa participation à Art Dubai à une valeur sûre : Alfred Basbous, qu’il expose en solo dans la section d’art moderne de la foire. Et c’est également les « têtes d’affiches » qu’il prévoit d’emmener du 4 au 9 février à la foire Zona Maco de Mexico City (Hussein Madi). Puis du 2 au 7 avril à Art Paris, où il présente Hussein Madi, Chawki Chamoun, Alfred Basbous ainsi que Charbel Samuel Aoun.
Tanit : S’adapter aux nouvelles donnes
« En fait, depuis le 17 octobre 2019, tout a été chamboulé, avoue Mayssa Abou Rahal, la responsable de la galerie Tanit de Beyrouth. On a dû faire des changements. On a remis à des dates ultérieures (et indéterminées) certains événements. L’exposition de Cynthia Zaven programmée en décembre, par exemple, a été remplacée au pied levé par l’installation Welcome to Beirut composée du film éponyme de Fouad Elkoury et d’un texte de Dominique Eddé inspiré de la thaoura. Un événement non commercial, mais à la thématique parfaitement adaptée à la situation du pays, qui a ramené beaucoup de visiteurs. L’accrochage des photographies de Frank Christen sur le thème des pinèdes qui vient de débuter et se tiendra jusqu’à mi-mars offre également une optique écologique et environnementale qui parle aux Libanais après les incendies ravageurs des forêts en octobre dernier. Après, c’est en fonction de la situation qu’on décidera quelle exposition maintenir, prolonger ou remplacer. » « D’autant que la question qui se pose également est celle des paiements par transfert aux artistes étrangers », signale Naïla Kettaneh-Kunigk, la propriétaire de la galerie.
Chez Art on 56th, les artistes libanais d’abord
« Alors que ma programmation était bouclée deux ans à l’avance, j’ai tout changé », déclare Noha Mouharram. La propriétaire de la galerie Art on 56, à Gemmayzé, a en effet pris le parti de mettre son espace à la disposition des artistes libanais de son écurie. Elle a ainsi préféré remettre jusqu’à nouvel ordre l’exposition de Mahmoud Hamadani, artiste irano-américain, prévue début 2020. « Ses encres sur papier sont chez moi, encadrées et prêtes à être accrochées, mais je pense que les circonstances ne sont pas favorables à la promotion de ce genre d’exposition. Le public n’est pas sensible en ce moment à des œuvres abstraites. Il réclame plutôt des compositions inspirées de la thaoura et de Beyrouth », estime Mouharram.
Après avoir présenté une première exposition collective sur cette thématique patriotique, elle envisage de poursuivre avec des expositions individuelles « de Diala Khodari et Edgar Mazigi, par exemple… ». Avec le désir de faire de sa galerie « une plateforme dédiée aux œuvres libanaises porteuses d’espoir ».
Marfaa’, déterminée à faire front
Du côté de la galerie Marfaa’, située comme son nom l’indique dans la région du port, malgré le nombre réduit de visites sur place, les horaires d’ouverture sont inchangés et le travail de préparation de l’exposition collective qui s’ouvre bientôt se poursuit. « Comme nous ne faisons pas plus de quatre expositions sur place par an, on pense pouvoir maintenir le rythme de notre programmation », indique la propriétaire des lieux Joumana Asseily. « Outre cet accrochage collectif d’œuvres de nos artistes maison (Lamia Joreige, Caline Aoun, Ahmad Ghossein, Stéphanie Saadé…) qu’on avait envie d’organiser depuis un moment, nous allons aussi emmener à la Miart (Milan), le 17 avril, Vartan Aivakian, Raëd Yassine et Tamara al-Samerraei… Voilà pour les mois à venir. Nous aviserons, ensuite, en fonction des événements, pour continuer, malgré les restrictions bancaires, à promouvoir à l’étranger, comme on l’a toujours fait, la jeune garde de l’art libanais que nous représentons », assure-t-elle, déterminée à faire front à toute éventualité.
Sfeir-Semler : solidarité et résilience avec Etel Adnan
Pour la Sfeir-Semler Gallery, qui n’hésite pas à inaugurer 2020 avec les peintures récentes d’Etel Adnan, « maintenir notre programmation beyrouthine est pour nous une forme de résilience culturelle », soutient Léa Chikhani, la responsable de l’espace de la Quarantaine.
Un mois après avoir signé le communiqué collectif de solidarité des organismes culturels avec la révolution, la Sfeir-Semler Gallery a rouvert ses portes et repris le flot de ses activités. En prolongeant celle, interrompue donc, de Laurence Abou Hamdan. Et en s’activant à la préparation des deux autres à venir pour l’année.
« Après Etel Adnan, jusqu’au 11 avril, nous prévoyons de monter une expo collective avec des artistes de la galerie et d’autres invités sur le thème de l’identité, de l’appartenance et de la migration, avec un focus sur l’Amérique latine. Puis en août, nous accueillerons le nouveau travail de Waël Shawki. Nous poursuivons notre travail – qui se fait conjointement avec l’équipe de la galerie à Hambourg – le plus normalement possible », indique la jeune femme, qui fait néanmoins remarquer que l’espace beyrouthin « n’opère pas véritablement en tant que galerie commerciale ».
Le 1er avril, « date butoir » pour ArtLab
S’il est un galeriste de la place qui n’opère pas de manière commerciale, c’est bien Antoine Haddad, propriétaire d’ArtLab. Ce passionné d’art, qui a ouvert il y a trois ans sa galerie à Gemmayzé, a toujours voulu mettre l’art à la portée de tous. Avec des œuvres d’artistes émergents aussi bien libanais qu’étrangers et une fourchette de prix variant de 100 à 2 000 dollars, la galerie ArtLab avait l’habitude de recevoir une quinzaine de visiteurs par jour. « Aujourd’hui, c’est à peine si deux personnes franchissent le seuil », déplore-t-il. Même si ce galeriste pas tout à fait comme les autres a dédié son activité à une certaine forme de démocratisation de l’art, celle-ci doit rester un minimum viable. « En décembre 2018, les acheteurs déboursaient aisément entre 500 et 1 000 dollars pour une œuvre. En décembre 2019, c’est tombé à 100 et 200 dollars », signale-t-il. Faisant remarquer par ailleurs qu’« actuellement, seules les grandes signatures sont recherchées par des acheteurs-investisseurs. Et ce n’est évidemment pas notre créneau. Du coup, je me donne jusqu’à l’échéance de mon loyer le 1er avril pour décider de la fermeture ou pas de la galerie. Auquel cas, je me replierai sur mon ancien local (situé dans une impasse juste derrière la galerie) qui fonctionne actuellement comme une sorte d’espace culturel avec une presse pour gravure, une chambre noire pour le développement de films analogiques et un studio de danse… ».
Des suspensions en attendant de voir venir
Jusque-là, malgré les difficultés auxquelles la majorité des galeries font face, aucune n’évoque vraiment la perspective d’une fermeture définitive. Mis à part Mina Image Center qui a mis la clef sous la porte (mais comme son nom l’indique, n’est pas véritablement une galerie), elles résistent. Quitte à changer « temporairement » de formule. C’est le cas de Cheriff Tabet, propriétaire de la galerie éponyme à D-Beirut, qui a suspendu sa programmation jusqu’à nouvel ordre. Pas de vernissages ni d’expositions, mais la galerie reste ouverte aux visiteurs auxquels elle offre une large sélection d’œuvres d’artistes libanais et étrangers.
C’est le cas aussi de la Leticia Gallery à Hamra, de la galerie Aïda Cherfan, district du port, ou encore de Rmeil 393, rue Gouraud, qui se bornent pour l’instant aux accrochages collectifs de leurs artistes maison.
C’est le cas également des galeries Rochane et Alwan, très impactées de par leur emplacement à Saifi Village, à quelques pas des places de la révolte. « Je ne sais pas combien de temps je pourrai encore tenir dans cette situation », affirme Odile Mazloum (Alwan). « Depuis le 17 octobre je n’ai pas accroché un seul tableau », martèle, pour sa part, Dala Bahaderian (Rochane), qui ouvre néanmoins la galerie quelques heures par jour, quelques jours par semaine. « J’y ai encore quelques petites babioles. J’ai sorti les œuvres importantes que je montre sur photo aux intéressés. Mais les expositions prévues ont été remises jusqu’à une date indéterminée. Malgré tout ce par quoi on est passé ces dernières décennies, on n’a jamais vécu une catastrophe pareille », déplore-t-elle. Et enfin, il y a ceux comme Artual qui ferment leurs portes, un temps indéterminé, « pour travaux », disent-ils. Faire contre mauvaise fortune bon cœur. C’est, semble-t-il, le leitmotiv de tous les galeristes d’art de la place qui ont cependant parfois du mal à cacher leur désarroi. Avec des programmations d’autant plus aléatoires que, parallèlement à la crise des liquidités, un nombre non négligeable d’artistes est actuellement trop occupé à faire la révolution dans la rue pour consacrer du temps à la préparation d’œuvres en vue de prochaines expositions. Mais cela ne saurait tarder. Dans ce secteur, comme de nombreux autres, une nouvelle donne se profile. Et comme l’assure Mark Hachem, « quoi qu’il arrive, l’art continuera à prospérer et il y aura toujours des collectionneurs pour l’acheter ».
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09 h 04, le 25 janvier 2020