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Nos Lecteurs ont la Parole - David SAHYOUN

Un système perverti

Manifestation, le 19 janvier, dans le centre-ville de Beyrouth. Patrick Baz/AFP

« La pulsion de mort, sous l’influence de la libido, est réfléchie vers l’extérieur. Elle se nommerait pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance. »

Sigmund Freud

Comment comprendre la situation paradoxale sociopolitique actuelle: des citoyens en colère, dénonçant avec courage la corruption de la classe politique, sa nullité et son avidité illimitées ainsi que son entière responsabilité dans l’effondrement socioéconomique du pays avec, en face, une oligarchie régnante indifférente aux souffrances, aux humiliations de millions d’individus, à leur appauvrissement, volant cyniquement leurs comptes et leurs dépôts bancaires ? J’arrête là l’énumération car la liste des nuisances est bien trop longue.

Depuis de longues années déjà, nous assistons à un processus de pervertisation de tout le système qui gouverne ce pays, la figure du pervers dominant en effet l’univers du pouvoir.

Il s’agit ici d’une perversion de type moral, c’est-à-dire d’une perversion qui est principalement régie par une volonté d’emprise qui interdit toute remise en cause du système autocratique dont l’objectif est l’asservissement du dominé.

Le pervers nie le statut de sujet et soumet celui-ci à son propre code. Il est le juge et l’arbitre du bien et du mal, du bon et du mauvais. Il s’érige en donneur de leçons, en représentant d’une Morale guidée par la Pureté, sinon la Sainteté et la Perfection. Lorsque la composante paranoïaque du pervers est accentuée, comme on l’observe dans les sphères du pouvoir, il devient très suspicieux, enclin au secret, extrêmement susceptible et particulièrement brutal.

Le pervers peut même exercer un effet hypnotique, ce qui l’assimile au gourou d’une secte. Tous les deux, par leur pouvoir d’ascendance, inculquent à l’adepte une « morale » de remplacement en utilisant tantôt la séduction, tantôt la dissuasion ou la terreur. Le pervers est un dictateur qui, dans son désir d’absolutisme, ne se réfère à nulle autre vérité qu’à celle qui émerge de sa volonté de contrôle. Il possède le talent de conduire les foules à communier avec une destinée supérieure qu’il incarne, représentation dont il se sert pour les mobiliser, les manipuler et engendrer l’obéissance au chef qui ne se trompe jamais, que nul n’est autorisé à critiquer. Face au pervers, les individus ont le sentiment de trouver une alternative de concorde et de solidarité, toujours comme dans les sectes, de trouver un esprit de groupe dominé par la pureté des êtres et leur noblesse d’âme qui transcendent les intérêts mesquins, la corruption et les manipulations. Tous ceux qui s’associent au système perverti se prêtent volontiers aux mêmes jeux du déni et de l’imposture. Ce sont des complices, des alter ego qui, par identification au chef, s’empressent de fonctionner sur le même registre que lui.

Rien n’échappe à ce processus de pervertisation, y compris toutes les œuvres et institutions créées à la suite d’un contrat social visant à préserver la liberté et l’égalité du citoyen ainsi que le fonctionnement d’un état de droit, démocratique, basé sur la séparation des pouvoirs. Le pervers est un virtuose de la dissimulation, du dédoublement ; toute sa conduite le démontre et d’abord son discours.

À vivre dans cet univers corrosif, nous nous retrouvons dans celui de la dystopie de George Orwell, avec la création d’une « novlangue » où les mots d’aujourd’hui n’ont pas le même sens que ceux d’hier, des mots dont la signification est dénaturée en fonction d’objectifs politiques sectaires camouflés. Au Liban, parole et action politiques sont synonymes de mystification et de contre-vérité. À croire nos chefs tribaux, à partir du moment où leur parole et leurs actes portent le label de « politiques », ils se considèrent libérés de toute obligation morale. G. Orwell l’explique bien: « Le langage politique est destiné à rendre vraisemblable les mensonges, respectables les meurtres et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent. »

Je donnerai un exemple parmi des dizaines d’autres: celui de l’invention de l’expression « tiers de blocage » ou encore, dans le but de parfaire le travestissement, de « tiers de garantie ». Le recours à un tiers est le principe même sur lequel se fonde toute justice par la soumission de 2 parties à l’arbitrage d’une loi et de sa représentation symbolique, les plaçant à une égale distance. L’innovation libanaise en déprave totalement le sens: elle fait du tiers une partie. La loi ne devient plus qu’un point de vue interprétable en fonction de la sordidité des intérêts personnels ou sectaires.

Pour mieux comprendre l’attitude indifférente du pouvoir aux revendications citoyennes, il faut savoir que le pervers est piloté par deux mécanismes psychiques inconscients qui sont ceux du déni et du clivage, situés plutôt du côté psychotique de la structure psychique. Pour le dire simplement, le moi du pervers est divisé, clivé. Il dénie une réalité extérieure qui contredit ses motions pulsionnelles et à sa place, il impose un montage arbitraire qui satisfait son ego. Ainsi, par exemple, le mouvement de contestation est vidé de toute véracité, diabolisé par la perversion du pouvoir et voué à l’élimination. (Pour connaître la genèse de l’organisation perverse, je vous réfère à l’article de Chawki Azouri paru dans L’OLJ, intitulé « la père-version ».)

Toutefois, la toute-puissance affichée du pervers n’est, en réalité, qu’une carapace qui sert à colmater une profonde vulnérabilité. Il exhibe une apparence de supériorité et de maîtrise alors qu’en réalité il cache en lui une faille narcissique, une grande précarité. C’est qu’il est considérablement dépendant de la soumission de l’autre à son désir. Pour nier cette fragilité, le pervers déploie toutes les ressources dont il dispose pour imposer son omnipotence.

C’est encore George Orwell qui nous livre la seule réponse possible au pervers: partout, nous dit-il, où Big Brother menace, (et on peut y ajouter toute la famille: Big Father, Big Sister, Big Gendre, etc.) le seul et unique moyen de conserver ce qu’il y a en nous d’humain et de compassionnel est de sauvegarder, en l’enrichissant, notre esprit critique et rebelle.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

« La pulsion de mort, sous l’influence de la libido, est réfléchie vers l’extérieur. Elle se nommerait pulsion de destruction, pulsion d’emprise, volonté de puissance. » Sigmund FreudComment comprendre la situation paradoxale sociopolitique actuelle: des citoyens en colère, dénonçant avec courage la corruption de la classe politique, sa nullité et son avidité...

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