Le ciel nous a dotés, nous Libanais, d’un cinéaste immense. Il est peut-être toujours méconnu du grand public, pour des raisons occultes, mais familier de nos étudiants de cinéma. Borhane Alaouié – car c’est de lui qu’il s’agit – est un cinéaste d’exception, qui a été obligé de travailler non point avec les grands budgets de Hollywood, mais avec de modestes moyens. Il a cependant triomphé de toute contrainte, car il s’agit d’un poète et d’un visionnaire. C’est aussi un de nos hommes les plus cultivés en musique, littérature, philosophie. Je mesure bien mes mots : chacun de ses films éblouit par sa puissance de poésie et de vérité comme souvent de nostalgie. Il m’est arrivé de revoir une dizaine de fois quelques-uns de ses films sans que l’émotion ne manque de s’emparer de moi jusqu’au plus profond de mon être.
Une rivière du pays saisie par sa caméra magique, dans sa Lettre d’un temps d’exil, avec comme accompagnement une de nos deux chansons folkloriques les plus belles, suffit pour faire couler vos larmes. Deux cèdres plantés de part et d’autre de la grande autoroute Paris-Bruxelles, ciblés par son objectif dans le même film, et vous voilà littéralement déchiré. C’est dire comme tout un pays peut soudain se retrouver catalysé et présent autour de l’œuvre d’un cinéaste magnifique. Celui-ci a réalisé plusieurs autres films, dont certains aussi bouleversants. Que dire de la surprenante Lettre d’un temps de guerre où les codes du jeu d’acteur sont bousculés ? Ou d’Il ne suffit pas que Dieu soit avec les pauvres où toute l’architecture moderne avec Hassan Fathi est remise en question, ou encore du Haut Barrage d’Assouan contesté par une vision de maître ? Et même de Beyrouth la Rencontre, profonde déchirure, ou de Khallas, ce souhait inaccompli ?
Un visionnaire…
Borhane Alaouié est cependant cloué dans sa maison en Belgique, avec la nostalgie de revoir son pays natal. Il avait pensé un moment le faire, mais a fini par envoyer au Liban un film quasiment inédit, accompagné d’un message verbal, dont la projection qui devait avoir lieu mardi 14 janvier à Dar el-Nimer a été reportée à une date ultérieure.
Ce film qui s’intitule de façon prophétique Si le peuple un jour... est constitué de fragments de propos et de réflexions spontanées sur la guerre du Liban, tenus par des adolescents des années 1990, tous nés au milieu d’un incompréhensible et sanglant conflit, constituant un film non fictionnel où l’imagination ne pourrait pas errer hors de ce qui y aura été clairement énoncé. Seuls des traces et des lambeaux de civilisation sont saisis près de ces jeunes, comme s’ils en étaient gardiens, mais les questionnant peut-être tout aussi bien.
Ces jeunes en effet ont parlé, et ce qu’ils ont profondément souhaité dans ce film d’alors se concrétise au Liban aujourd’hui même dans le soulèvement populaire ! Qu’avaient-ils donc déduit, cernés par une guerre inébranlable et asphyxiante, ces jeunes d’un passé pas si lointain ? Essayons de le formuler en quelques mots : « Cette guerre n’a pas été condamnée. Aussi convient-il de la juger, puisqu’elle n’a jamais été punie en tant qu’idée, que phénomène social, que concept qui l’a engendrée ! Car elle est avant tout confessionnelle ! »
Et voilà que le confessionnalisme est réapparu, constituant des tribus et des groupements au milieu de groupes. Nous revoilà donc, hélas, scindés en clans et en regroupements confessionnels ! Ces jeunes de 1990 (souvent pères et mères aujourd’hui) disaient déjà qu’on ne devrait pas rebâtir sur les mêmes fondements, car, ajoutaient-ils : « Si l’être humain doit être rebâti, il doit l’être avant même la reconstruction des pierres. »
« Mais, malheureusement, nous signifie le cinéaste, la reconstruction s’est faite sur des bases identiques, au centre d’un même décor. Et l’état d’esprit perpétué ainsi que le même état d’âme ont ramené les seigneurs des guerres d’antan qui se sont arrangés pour établir une réconciliation éphémère, mais pas une paix véritable. Ils ont tout bonnement inventé une fiction de fins de guerres. »
Quoique je sois toujours personnellement attentiste et prudent quant à toute « révolution » politique, je souscris et souscrirai toujours totalement à l’idée d’évolution et de révolution de mentalités sclérosées, celles qui empêchent les profonds rapprochements d’êtres, interdisant tout avènement de la laïcité, entre autres tout d’abord le mariage interconfessionnel. Gérard de Nerval, qui prospectait dans notre pays en 1842, avait déjà préconisé, comme remède à ces maux qui se répètent à chaque décennie : « Quand pensera-t-on instituer des mariages mixtes au Liban ? » Cela, c’était il y a 178 ans, et son analyse était judicieuse. Mais n’est-il pas temps d’écouter son conseil amical désintéressé et de penser à passer à l’acte enfin après près de 200 ans ?
Fady Stephan est un archéologue et un écrivain libanais.