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Liban - Rétrospective 2019

Liban : L’année des effondrements, mais aussi une année fondatrice

Face au Sérail, la place Riad el-Solh a été la première à avoir été investie par les manifestants, le 17 octobre dernier. Photo Ahmad Azakir

Dans moins de quarante-huit heures, le Liban tirera un trait sur une des années les plus difficiles de son histoire contemporaine pour entrer, chargé d’incertitudes, dans la dernière année de la décennie. Au final, 2019 aura été tout aussi bien l’année des effondrements qu’une année fondatrice. Des effondrements, au pluriel, parce qu’il s’agit non seulement d’économie et de finances, mais de tout un système politique qui, au lieu d’être mis au service de l’édification d’un État depuis la fin de la guerre civile, a servi à la perpétuation de leaderships puisant leur force et leur pouvoir dans la faiblesse de cet État. Et si l’on parle d’année fondatrice, c’est parce que 2019 marque le début de la renaissance d’un État vampirisé et d’un peuple exsangue. Transcendant les différences ou les clivages communautaires et partisans, les Libanais de toutes catégories et régions ont fini par se soulever, dans un même élan, contre l’ensemble de la classe politique, réclamant sa chute, certes, mais exigeant surtout qu’elle rende compte des pratiques qui font qu’aujourd’hui, le pays se retrouve en faillite, avec une dette publique colossale associée à une infrastructure défaillante, une administration rongée par la corruption, une classe politique nantie et une population qui sombre un peu plus chaque jour dans la pauvreté et la précarité.

L’explosion de colère du 17 octobre, lorsque des Libanais ont investi les rues pour protester contre une proposition de taxe inique et saugrenue sur les communications gratuites de l’application WhatsApp, était incontestablement le résultat naturel d’une exaspération qui n’a pas arrêté de s’accumuler au fil des ans. La taxe en question n’était que la goutte qui a fait déborder le vase. Ce jour-là, des milliers de Libanais ont lancé à la figure de tous ceux qui, trente ans durant, ont partagé le pouvoir : « Trop, c’est trop ; ça suffit. » Parce qu’en donnant son accord de principe à cette taxe, le gouvernement de Saad Hariri, qui s’apprêtait à approuver un projet de budget supposé lui ouvrir la manne des aides internationales prévues par CEDRE, a surtout démontré qu’il ne possédait pas de vision d’avenir claire en matière économique et fiscale. Cette décision a aussi mis en évidence l’absence de toute volonté de réforme réelle et de changement dans la gestion des affaires publiques, comme le démontrait le scandale de milliers de recrutements abusifs au sein de l’administration, en dépit des dispositions de la loi sur la grille des salaires de 2018, gelant toute embauche.


Des signes précurseurs
La classe politique aurait pourtant pu voir la révolte venir, les signes de mécontentement populaire ayant commencé en décembre dernier et s’étant poursuivis pendant l’examen du projet de budget 2019 : le 23 décembre 2018, puis de nouveau en janvier 2019, de Tyr à Tripoli, en passant par Nabatiyé et Saïda, des manifestations inspirées du mouvement des gilets jaunes en France avaient été organisées contre la dégradation économique. Elles devaient gagner en intensité dès avril, à partir du moment où le gouvernement a fait part de sa volonté d’effectuer des coupes dans les salaires et les pensions des fonctionnaires et des militaires à la retraite, sans envisager une refonte de l’administration, ce gouffre pour les deniers de l’État.

Mais le mouvement de contestation, tel qu’il s’est développé par la suite, ne pouvait plus être réductible à une réaction à la crise économique et aux mesures impopulaires que le gouvernement s’apprêtait à adopter pour diminuer le déficit et assainir les finances publiques. La rue l’a bien montré lorsqu’elle a rejeté le nouveau projet de budget proposé par le Premier ministre sortant quelques jours après la révolte, alors que le texte ne prévoit aucune nouvelle taxe, mais des réformes et des mesures mettant principalement à contribution la Banque du Liban et les banques pour la réduction du déficit budgétaire. C’est tout le système de gouvernance qui est décrié par la rue. La classe politique qui s’est offusquée de certains slogans scandés par les manifestants n’a pas réalisé, ou n’a pas voulu admettre, que ces derniers n’ont fait que reprendre les accusations de corruption que ses composantes échangeaient sans vergogne depuis 2018, au fil de leurs nombreuses querelles périodiques.

Quant au sursaut officiel tardif pour la lutte contre la corruption, lequel aurait pu rassurer la contestation sur la présence d’une volonté réelle de venir à bout de ce fléau, il devait donner lieu à un véritable cafouillage.

Depuis quelques années déjà, le Liban était devenu une République pratiquement non gouvernée, avec des dérives institutionnelles qui se sont traduites par une neutralisation de la Constitution au profit de nouveaux concepts imposés en particulier par le CPL et le Hezbollah. On rappelle à titre d’exemple le concept du « président fort, le plus représentatif au sein de sa communauté », mis en avant pour justifier le choix « incontournable » du fondateur du CPL à la présidence de la République, concept au nom duquel la présidentielle a été bloquée pendant deux ans et demi, et qui a fini par donner lieu à un compromis politique permettant l’élection de M. Aoun à la tête de l’État, en octobre 2016. Des trois acteurs de ce compromis, deux seulement y sont restés attachés durant les trois premières années du mandat, le CPL et le courant du Futur. Le troisième (les Forces libanaises), qui était pourtant l’initiateur du compromis, avait été progressivement écarté de l’équation, pour des considérations liées principalement au leadership chrétien, que le CPL cherchait à accaparer. La révolte a fini par se charger du reste. Le partenariat Hariri-Bassil n’y a pas survécu.


Un changement dans la continuité
Quelle que soit l’issue du mouvement de contestation, 2019 restera une année charnière, parce qu’elle a permis aux Libanais de prendre conscience de toute l’étendue de leur pouvoir et de leur capacité à se positionner en vecteur de changement, faute d’une volonté de changement officielle. Or le pouvoir ne l’a toujours pas compris. Il reprend aujourd’hui les mêmes manœuvres pour se renouveler, en croyant pouvoir satisfaire la rue avec la mise en place d’un gouvernement de spécialistes, mais dont les ministres sont censés être choisis par ses composantes, en l’occurrence le CPL, Amal, le Hezbollah et leurs alliés, du moment que le Futur, les FL, le PSP et les Kataëb ont fait savoir qu’ils n’étaient pas concernés pas les contacts en cours et que le gouvernement devrait être composé de spécialistes autonomes, capables de mettre rapidement en place un plan de sauvetage économique et financier.Ironiquement, cette fin d’année renvoie à son début quand les tractations autour de la composition du gouvernement Hariri butaient sur le partage des parts et des tentatives de rééquilibrage qui devaient permettre au CPL, Amal, Hezbollah et leurs alliés d’avoir, avec le chef de l’État, la majorité des voix en Conseil des ministres.

Ironiquement aussi, jamais un gouvernement (formé le 1er février après neuf mois de concertations, de querelles et d’atermoiements) baptisé « Au travail » n’a aussi peu travaillé, alors qu’il était devant un défi majeur, celui de régler une crise économique qui menaçait du pire (auquel on est aujourd’hui arrivé), avec une dette de 75 milliards de dollars en début d’année, soit 150 % du PIB, et d’engager les réformes radicales exigées par la communauté internationale pour soutenir le pays.

Que ce soit au plan politique ou économique, le cafouillage et l’opportunisme qui ont marqué certains comportements officiels ont rendu pratiquement impossible toute entente sur les dossiers engageant pourtant le sort des Libanais. C’est ainsi que la campagne contre la corruption, lancée en février, non pas par le gouvernement, mais par le Hezbollah, a vite pris des relents de règlement de comptes politiques, ciblant en particulier l’ancien Premier ministre Fouad Siniora, avant de finir en queue de poisson. En dépit d’un engagement officiel du président, formulé en mars, pour « régler avant la fin du mois de mai une grande partie de ce problème », aucun mécanisme officiel sérieux ne devait être appliqué par la suite.


Querelles et dysfonctionnements
Le deuxième gouvernement du sexennat a ainsi été rapidement paralysé par les querelles politiques et les dysfonctionnements que son chef n’arrivait pas à régler à cause de la priorité qu’il s’était fixée et dont il a fini par payer le prix : celle de maintenir coûte que coûte le compromis présidentiel, alors qu’il était évident que la majorité cherchait à imposer de nouvelles politiques et à affaiblir dans le même temps ses adversaires. Au cours de cette année, l’État libanais faisait figure d’une entité qui a perdu ses repères, d’un bateau à la dérive, sans capitaine de bord.

Le ton avait été donné dès la formation du cabinet Hariri lorsque Gebran Bassil s’était empressé de présenter une feuille de route exposant le programme à venir de l’équipe Hariri avant que celle-ci ne se réunisse pour discuter de la déclaration ministérielle, puis de nouveau lorsque le ministre d’État pour les Affaires des réfugiés, Saleh Gharib, s’était empressé de rendre visite à Damas, sans être mandaté par le Conseil des ministres. Il était évident que la majorité était engagée dans un processus qui devait altérer les engagements officiels de l’État, au mépris du consensus politique jusque-là en vigueur. Le premier trimestre de l’année a ainsi été marqué par une campagne systématique pour le rétablissement des rapports avec Damas, sous prétexte d’un règlement du dossier des réfugiés, alors que le Liban officiel était aligné sur la Ligue arabe qui avait gelé le statut de membre de Damas. Une campagne qui devait éloigner encore plus le Liban de son milieu arabe et le rapprocher davantage de l’axe syro-iranien. Un de ses effets directs a été une maigre représentation officielle au Sommet économique arabe qui devait se tenir en avril à Beyrouth, avec ce que cela implique politiquement, aux niveaux de la normalisation des rapports de Beyrouth avec les pays du Golfe et de l’assistance arabe au Liban dans le cadre de CEDRE.

Miné par les clivages sur les dossiers politiques et sur les luttes d’influence qui devaient par la suite apparaître, le gouvernement n’arrivait pas à plancher sur le dossier économique avec la rapidité exigée aussi bien par la gravité de la crise économique que par la communauté internationale qui le pressait d’entreprendre les réformes nécessaires en vue d’un assainissement des finances publiques et du déblocage des aides internationales.

Subitement, la priorité n’était plus économique, en dépit des timides rappels à l’ordre de Saad Hariri, et du président, qui avait invité en mars les Libanais à « la résistance » pour contribuer au redressement économique, à l’occasion du lancement à Baabda d’une « campagne nationale pour la relance de l’économie ».

À deux reprises, en février puis en août, le président français, Emmanuel Macron, a ajourné une visite officielle à Beyrouth qui devait marquer la mise en œuvre de CEDRE, pendant que les États-Unis multipliaient l’envoi d’émissaires, pour à la fois assurer le Liban de leur soutien et le mettre en garde contre les dérives vers l’axe syro-iranien.

L’année des occasions perdues ? 2019 l’aura été aussi, avec des épreuves de force et des polémiques en série, entretenues notamment par les prises de position en flèche du chef du CPL qui a fait feu de tout bois pour asseoir son influence politique, en s’aventurant sur un terrain miné, celui des clivages communautaires, ce qui devait donner lieu à une crise avec le courant du Futur, à la suite de propos sur « le sunnisme politique né sur le cadavre du maronitisme politique », ainsi qu’avec les druzes, avec les tentatives de Gebran Bassil de remettre à l’ordre du jour les vieilles querelles de la guerre de la Montagne.

Les tensions découlant de ses prises de position devaient culminer avec l’affaire des heurts de Qabr Chmoun (entre des partisans du PSP et du PDL de Talal Arslane) qui avaient fait deux morts parmi les partisans arslaniens, le 30 juin, et qui a paralysé le gouvernement pendant deux mois.

La gestion politique de l’affaire de Qabr Chmoun a mis en lumière une volonté d’affaiblir Walid Joumblatt, ce que Saad Hariri n’a pas laissé faire, sans pour autant remettre en question le compromis présidentiel. Il a fini par lâcher celui-ci, apparemment, à la veille de Noël, à la suite des nouvelles manœuvres visant à reproduire aujourd’hui un gouvernement à l’image du précédent, sans figures politiques, il est vrai, mais avec des ministres-pions qui relèvent de leurs parrains politiques.



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commentaires (3)

La révolution est tombée dans l'eau les voleurs sont toujours là le Hezbollah est plus fort que jamais avec l'assassinat du criminel

Eleni Caridopoulou

13 h 07, le 07 janvier 2020

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Commentaires (3)

  • La révolution est tombée dans l'eau les voleurs sont toujours là le Hezbollah est plus fort que jamais avec l'assassinat du criminel

    Eleni Caridopoulou

    13 h 07, le 07 janvier 2020

  • Bien triste et (honteux) bilan...

    NAUFAL SORAYA

    07 h 10, le 30 décembre 2019

  • LE LIBAN TIRERA LE 31 DECEMBRE A MINUIT UN TRAIT ET ENTRERA DANS L,ANNEE 2020 PLEIN D,INCONNUS, D,INCERTITUDES ET DE PROBLEMES. HELAS ! L,EFFONDREMENT TOTAL L,ATTEND AU COIN A DEFAUT DU SALUT QUE LUI DOIVENT SES FILS... DES PARRICIDES !

    LA LIBRE EXPRESSION

    00 h 25, le 30 décembre 2019

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