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Des zéros en cavale

Un milliard, explique-t-on laborieusement aux enfants qui en attrapent le vertige, c’est mille fois un million : autrement dit, une série de neuf zéros accolés au chiffre 1, telle toute une couvaison de canetons trottinant en file indienne derrière leur maman. Or, même devenu adulte, on a du mal à imaginer ce que peuvent concrètement représenter, en termes de fortune et de profusion de luxe, un milliard de dollars ou d’euros.


Voilà toutefois que du conte de fées où ils évoluaient à très haute altitude, un certain nombre de montants à haute teneur en zéros se trouvent soudain exposés, plongés en plein thriller politique, sinon en film d’horreur. Si ces magots-là défraient aujourd’hui la chronique, c’est parce qu’ils seraient en cavale : qu’ils auraient discrètement fui le Liban en crise pour aller trouver refuge dans des banques suisses. À première vue, cela pourrait passer pour normal tant il est vrai que le capital est poltron ; et qu’en théorie, comme le rappelait l’autre jour le gouverneur de la Banque du Liban, tout un chacun est libre de faire ce qu’il veut de son argent. Ce qui n’est pas du tout normal en revanche, c’est que les auteurs de ces transferts totalisant plusieurs milliards de dollars seraient, selon la rumeur, des personnages politiques : cela dans un pays secoué depuis près de deux mois par une déferlante de manifestations populaires visant précisément, au premier chef, la corruption effrénée qui sévit dans la gestion des affaires publiques.


Ce qui, pour le coup, défie toute normalité, c’est que ces mouvements de comptes ne seraient pas antérieurs au 17 octobre, date qui marqua le début d’une contestation rapidement devenue révolution. Ce qui est proprement scandaleux, c’est qu’ils auraient été opérés tout dernièrement, soit après l’entrée en vigueur des restrictions draconiennes imposées par les banques à leurs déposants : soit encore, à l’heure où les simples citoyens étaient déjà interdits de libre et souverain accès à leurs économies : même en monnaie locale, même pour satisfaire leurs besoins les plus pressants.


En promettant l’ouverture d’une enquête, le gouverneur de la Banque du Liban a, du moins, paru reconnaître quelque sérieux à la rumeur. De celle-ci, il apparaît clairement, selon les spécialistes, que certaines banques libanaises, bien que laissées libres de moduler ces restrictions, ont fait preuve d’arbitraire, de favoritisme, envers leurs clients. D’autant plus abusive et condamnable serait une telle discrimination qu’elle se résumerait à privilégier des fortunes illégalement amassées dans l’exercice de fonctions politiques et dont la restitution au Trésor est inlassablement réclamée par les foules. Ce ne serait plus là de la complaisance, mais bel et bien de la complicité.


Comment, en dépit de la règle du secret bancaire, ce genre d’opérations, techniquement légales mais moralement douteuses, ont-elles pu se produire à l’insu des autorités financières ? Combien de cavales de fonds similaires reste-t-il encore à déterrer ? Quelles objections et entraves pourront opposer aux enquêteurs de la Banque centrale les établissements impliqués, à commencer par l’exigence de preuves d’argent sale, c’est-à-dire lié au blanchiment ou au soutien au terrorisme ? Toujours est-il que les simples citoyens restent invariablement les principales victimes de ce drame sociopolitique que menace de prolonger encore la difficile gestation d’un nouveau gouvernement. Profane en matière de manipulations bancaires, étranger à l’actuel débat entre experts, le peuple en colère ne veut rien savoir d’autre que justice pour ses biens confisqués. Et justice aussi pour les biens nationaux pillés par ses gouvernants.


Mille milliards de mille sabords, aurait pesté le capitaine Haddock s’il était libanais !


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Un milliard, explique-t-on laborieusement aux enfants qui en attrapent le vertige, c’est mille fois un million : autrement dit, une série de neuf zéros accolés au chiffre 1, telle toute une couvaison de canetons trottinant en file indienne derrière leur maman. Or, même devenu adulte, on a du mal à imaginer ce que peuvent concrètement représenter, en termes de fortune et de...