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Nos Lecteurs ont la Parole - par Vatcheh NOURBATLIAN

Kleptocratie libanaise

Des manifestants marchent, dimanche 1er décembre, sur l’ancienne ligne de démarcation à Beyrouth, vers le centre-ville. Patrick Baz/AFP

« L’État, le plus froid des monstres froids »

F. Nietzsche : ainsi parlait Zarathoustra (1885)

Le pouvoir d’État moderne, comme instrument de la domination et de l’exploitation des hommes et des peuples, a toujours obéi, et comme le rappelait R. Michels, à la loi d’airain de l’oligarchie. Donnant ainsi naissance à « l’Élite » capitaliste, à « l’Avant-Garde » communiste et au système des « Chefs » fascistes, déguisés en hommes providentiels ou en sauveurs de la patrie en danger.

Parallèlement à cette floraison d’oligarchies contemporaines apparut il y a un siècle, et dans le cadre du Grand Liban, le noyau de ce qu’allait devenir plus tard l’oligarchie libanaise, nébuleuse hétéroclite d’aristocrates de carton-pâte, d’illustres « notables », de fils des « grandes familles », de chefs de clans, de cheikhs de tribus et d’émirs moyenâgeux, de beks des montagnes et d’effendis des villes, de banquiers spéculateurs, de généraux fantasmant sur la présidence de la République et surtout d’avocats et de juges véreux, réunis toutes communautés confondues dans leur quête inassouvie de « prestige ». Et leur appétit vorace de pouvoir et d’argent.

Retranchée derrière le slogan populiste de la défense du « droit des communautés », cette oligarchie affairiste, par essence féodale et confessionnelle et qui fédérait dans le cadre du « Pacte national » et du « vivre ensemble » les chefs de partis et des communautés, érigea naturellement le clientélisme en mode opératoire. Posa la corruption en système de gouvernement. Et fit de son pillage systématique et frénétique du Trésor public un sport national.

L’oligarchie kleptocratique libanaise
Ainsi arriva ce que le général Fouad Chéhab appelait l’État-butin convoité par l’oligarchie « fromagiste » des communautés unies. Oligarchie pourrie et corrompue qui vendit en 1969 le Sud-Liban aux milices palestiniennes dans le cadre de l’accord du Caire, et légalisa en 1989 à Taëf l’occupation syrienne du Liban. Oligarchie qui renonça en 2008 à la souveraineté de l’État au sommet de Doha, en posant la trilogie sacrée de l’armée, du peuple et de la résistance islamique. Oligarchie kleptocrate qui plongea le pays dans une dette astronomique de plus de cent milliards de dollars en faisant de l’endettement le mode privilégié de financement de l’État. Et de l’arnaque, l’art du gouvernement de la Cité. Avec au sommet de l’oligarchie et pour chaque parti dominant les milliards de sa caisse privilégiée : casino, barges ottomanes électrogènes et barrages pour les « Patriotes libres », Caisse du Sud, Régies, CNSS et hypothétique canal du Zahrani pour les « déshérités », Caisse des déplacés pour les « socialistes progressistes », Conseil du développement et de la reconstruction pour les bétonneurs « Futuristes » des Ponts et Chaussées. Avec en partage conseil d’administration du pétrole et Banque centrale convertis en bureau de placement des enfants au chômage des ministres et députés, MEA transformée en agence de voyages offrant des vacances de rêves et tous frais payés aux juges, présidents et hauts officiers. Avec aussi la cannibalisation et la répartition équitable des biens-fonds maritimes et l’appropriation forcée des propriétés de l’État, la subtilisation des millions et des milliards du port et de l’aéroport, l’occultation des comptes de l’« Ogero », de ses fibres optiques, de son internet et de sa téléphonie mobile comptant parmi les plus chères au monde. Oligarchie de chasseurs-cueilleurs avec ses directeurs généraux récoltant avec leurs épouses plus de 55 mille dollars par mois en assistant à des réunions de commissions bidon, ses diplomates « de carrière » analphabètes prononçant des discours hilarants pour célébrer la « fitte de l’indipondonce du Libon », ses « juges docteurs conseillers » faussaires de l’Université libanaise, ses douaniers borgnes laissant passer à longueur de frontière et de journée les trafiquants et les contrebandiers, son ministère pollué de l’environnement avec ses lacs latrines, et ses fleuves et sa mer transformés en égouts à ciel ouvert, ses montagnes rongées par les carrières et ses cités poubelles, sa direction générale des finances et de l’évasion fiscale, incapable de calculer les sommes nécessaires pour financer la nouvelle grille des salaires adoptée, ses délégations pléthoriques à l’étranger avec séjour dans des palaces de luxe et banquets dans des restaurants Michelin étoilés, ses hélicoptères militaires incapables de voler. Oligarchie forcément criminelle dont les combines sont légion et les ruses infinies et qui a essayé et essaie de survivre aujourd’hui, en brandissant face à l’héroïque intifada populaire qui secoue le pays le spectre du « vide » et du « chaos », et l’épouvantail de la « faillite » et de la « guerre civile ».

La plus belle des Constitutions
Reste que cet État oligarchique, kleptocrate, prédateur et parasitaire, cette bande de prestidigitateurs, de flibustiers et de joueurs de gobelets n’aurait pu se perpétuer ou survivre durant toute cette période si le pays possédait des lois et une Constitution dignes de leur nom. Mais voilà que des juristes et des « constitutionnalistes » distingués nous racontent sur un ton magistral et solennel et sur tous les écrans de télé que le Liban possède « la plus belle des Constitutions ». Que tout le problème réside dans l’incompétence et la mauvaise volonté des dirigeants qui ne veulent pas l’appliquer. Et que par conséquent il suffit d’avoir un gouvernement de « technocrates » compétents et qualifiés pour que tout rentre dans l’ordre. Et que tous les problèmes soient réglés.

Mais c’est ignorer comme le rappelait lord Acton que le pouvoir corrompt. Que les diplômes ne font pas l’homme. Que le problème du Liban n’est pas dans ses hommes. Mais bel et bien dans ses institutions et surtout sa Constitution.

La reddition des comptes et la capacité des citoyens de questionner et de sanctionner ses dirigeants reste de toute évidence le fondement de l’État de droit et de toute démocratie. Or « la plus belle des Constitutions du monde » en l’occurrence la Constitution libanaise assure la totale impunité des dirigeants et des techno-bureaucrates de l’État en garantissant leur pouvoir discrétionnaire et leur totale « immunité ».

Cette Constitution schizophrène stipule la « séparation des pouvoirs » mais impose pratiquement leur fusion en les obligeant à cohabiter dans des gouvernements d’union nationale au nom du « vivre ensemble » et de la « consensualité ». Et au lieu d’interdire le cumul des mandats parlementaire et ministériel elle s’en accommode allègrement. Pour ce qui est de l’indépendance de la justice elle la rend purement formelle du fait de la nomination et de la permutation des juges par le pouvoir exécutif. Ce qui donne naissance à des cohortes de juges valets et à une justice sélective et vindicative totalement inféodée au pouvoir politique. Et au lieu de stipuler l’alternance du pouvoir en limitant le nombre des mandats parlementaires, elle admet la prorogation ad vitam aeternam de ces mandats et de celui du président de l’Assemblée.

De même, et tout en posant l’intégrité et l’inviolabilité du territoire libanais « patrie définitive de tous ses fils », elle permet qu’un « nationaliste syrien » qui veut dissoudre le Liban dans la « Grande Syrie » devienne ministre de la Défense nationale. Bien plus, ignorant complètement le principe de causalité, cette « belle Constitution » prône l’abolition du « confessionnalisme politique » tout en préservant le « confessionnalisme sociétal » de l’état civil qui fonde et nourrit ce même « confessionnalisme politique ».

Enfin, pour ce qui est du principe de la « décentralisation », cette admirable Constitution sombre carrément dans le délire quand elle propose de renforcer les prérogatives des caïmacans et des mohafez agents de l’État central et fort jacobiniste, au lieu de les remplacer par des conseils élus de cazas et de mohafazats de la démocratie directe et participative.

Dans les songes des hommes poussent des îles et des cités bienheureuses. Le destin de notre cher Liban serait-il de rester éternellement otage d’oligarchies crapuleuses ?


Vatcheh NOURBATLIAN

Professeur universitaire

Ambassadeur du Liban

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

« L’État, le plus froid des monstres froids » F. Nietzsche : ainsi parlait Zarathoustra (1885) Le pouvoir d’État moderne, comme instrument de la domination et de l’exploitation des hommes et des peuples, a toujours obéi, et comme le rappelait R. Michels, à la loi d’airain de l’oligarchie. Donnant ainsi naissance à « l’Élite » capitaliste, à...

commentaires (2)

OU L,ART DE SOUSTRAIRE !

LA LIBRE EXPRESSION

09 h 34, le 03 décembre 2019

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Commentaires (2)

  • OU L,ART DE SOUSTRAIRE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 34, le 03 décembre 2019

  • Excellente réflexion qui pointe du doigt les contradictions et les lacunes de la constitution qui doit être remise en cause car elle consacre un système politique confessionnel néfaste et dangereux ! Une constituante est inéluctable pour nous sortir du guêpier religieux et adopter la méritocratie.

    Dounia Mansour Abdelnour

    07 h 13, le 03 décembre 2019

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