Monumental, démesuré, colossal… à l’image du formidable engouement qui s’est emparé de la ville de Tripoli depuis le 17 octobre, le drapeau libanais recouvrant les deux façades de l’immeuble Ghandour, construit il y a 60 ans sur la place el-Nour, est devenu aujourd’hui symbole de la révolte populaire qui continue d’ébranler le pays. « À Tripoli, on fait la révolution parce qu’on veut la même chose que tout le monde : un pays digne, respectable et sans corruption. Qu’on nous laisse poursuivre les politiciens voleurs en justice. Pourquoi devrait-on avoir à mendier pour notre argent ? Si quelqu’un veut aller à l’hôpital et qu’il n’a pas de moyens, il doit appeler à droite et à gauche les politiciens pour obtenir un piston. Vous trouvez ça normal ? » s’enflamme Mohammad Abrash, 27 ans, artiste-graffeur tripolitain. Dès le deuxième jour de la contestation, il dit être un des premiers à être descendu pendant la nuit manifester avec ses amis. Il se souvient : « Là, quand j’ai vu cet immeuble abandonné, je me suis dit : “Il est tellement vieux... et si je dessinais dessus pour lui redonner un peu de vie ?” J’ai dessiné d’abord le drapeau libanais et puis ça a pris beaucoup d’ampleur dans tout le pays et même dans le monde. Donc j’ai décidé de l’agrandir et d’écrire à côté “Tripoli est une ville de paix.” Et puis aussi : “Tripoli, paradis du Liban.” » Originaire de Bab el-Tebbané, Mohammad Abrash est fier de sa ville, pour laquelle il se bat afin de redorer une image trop souvent ternie dans le reste du pays et de la région. « Avec ce drapeau, je veux dire aux gens que Tripoli est une très belle ville, c’est une région paradisiaque, venez chez nous : les habitants sont bons, contrairement à ce que la plupart des gens disent. L’art doit changer l’image de la ville. » Aidé par une vingtaine de personnes autofinancées via des dons privés, il faudra près de trois semaines pour parvenir à recouvrir complètement la façade de ce bâtiment désaffecté depuis presque 50 ans, où l’on dit que l’armée syrienne y avait installé ses troupes dans le temps, pendant 15 ans. « Je suis né à Tripoli, je ne veux pas partir. Si la situation s’arrange, je resterai, sinon je serai forcé de partir malheureusement. J’aime ce pays et je suis convaincu que l’art peut changer la société et la politique. »
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Des artistes tripolitains en peine
À l’instar de nombreux jeunes Tripolitains, le parcours de Mohammad Abrash fut loin d’être une sinécure. Aujourd’hui étudiant en architecture, il avoue être contraint de ne prendre que deux cours par semestre à l’université à cause de la cherté des études, retardant d’année en année l’obtention de son diplôme. Pendant longtemps désœuvré, il dit avoir été un « mauvais garçon » : « Je ne travaillais pas, je n’étudiais pas, je traînais dans la rue. » Pour contrecarrer une fatalité sociale qui le marginalise, il se lance dans la conduite freestyle, le drifting puis entre dans un groupe de motards, et devient même un champion de MMA local, de kung-fu et de muay-thaï. « J’étais sur un mauvais chemin, mais maintenant, tout le monde m’aime à Tripoli parce que je donne une meilleure image de la ville avec mon art. Le graffiti et la peinture m’ont vraiment permis de changer de vie. » Un accomplissement sur le plan personnel, mais toujours semé d’embûches et de freins issus d’une gestion exécrable de la ville : « La ville ne progresse pas, elle régresse même : dès qu’il y a de l’argent public, il est volé. Et en tant qu’artistes, personne ne nous respecte, il n’y a pas de futur pour les artistes ici. Nous ne sommes pas aimés, ni appréciés. Si nous sommes vus en train de faire quelque chose de bien dans le domaine de l’art, ils vont nous mettre des bâtons dans les roues plutôt que de nous encourager. » Une réalité d’autant plus pénible et difficile que Tripoli regorge d’artistes talentueux, dont beaucoup sont d’ailleurs aujourd’hui très impliqués dans la révolution. « L’art à Tripoli foisonne et les artistes sont partout dans la rue, mais personne ne vient parler de nous ou nous mettre en avant. On nous fait passer pour des terroristes, mais de notre vie, on n’a jamais vu Daech… » s’insurge l’artiste.
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