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Nos Lecteurs ont la Parole - Nabil ABOU-DARGHAM

Premières pluies au pays de ma mère

Je t’en veux parce que je t’aime. Parce que je t’adore. Parce que je ne sais plus quoi faire de cet amour. Le vivre encore ? L’oublier ? Le brûler ?

Tu te rappelles ? Depuis notre première rencontre. Depuis 50 ans. Quand notre mémoire commençait à se constituer, je te voyais partout, au coin de toutes les rues de notre vieux quartier de Beyrouth-sur-Mer, à l’ombre des pierres plus vieilles qu’un souvenir et sous les arbres qui embrassaient nos portes et nos fenêtres. Je te croisais partout, à travers les saisons, quand une feuille d’automne tombait sur le rythme d’une chanson, quand tu cueillais les jacinthes du printemps au son lointain des carillons, quand tu me disais que chaque figue était un cœur d’enfant.

Tu te rappelles ? J’attendais les premières pluies pour te voir vêtu de lumière et couronné d’étoiles quand la main chaude d’un soldat – qui me visitait rarement et qui attendait une trêve pour couvrir de ses bras la blonde qu’il adorait – me traînait à la croisée des rues rayonnantes de bonheur et me faisait danser les lutins de Noël.

Puis tout d’un coup, comme le cri des oiseaux qui s’en va dans l’espace, toutes les rues où l’on se rencontrait, où l’on s’embrassait, toutes les rues où l’on cachait nos secrets d’amour ont été ravagées de feu et de sang. Tout d’un coup l’été est devenu torride comme tous nos visages qui s’évadaient sur la mer comme pour annoncer un hiver éternel, où le soleil n’avait de place que pour un adieu.

Et puis nous nous sommes séparés. Moi qui t’adorais, toi qui m’adorais. Nous nous sommes séparés sur des frontières de mensonges travaillées, embranchées et planifiées. Quarante ans de mensonges, quarante ans de danses sous des lumières et sur des scènes artificielles, quarante ans de concerts en schizophrénie sociale, de cris de désespoir, de violence, de vols, de fraude, de maladies ensommeillées et de sommeils malades.

Et maintenant, depuis une vingtaine de jours, nous nous sommes rencontrés de nouveau. Nous sommes toujours vivants – toi qui m’adorais, moi qui t’adorais –, aux visages déjà lacérés, déchirés, tristes, fatigués. Tu n’es plus vêtu de lumière. Tu n’es plus couronné d’étoiles. Mais tu as un fleuve de jeunes enfants. Tu es vêtu de leur amour, de leur volonté de vivre, de leur persévérance et de leur croyance inébranlable en tes larmes et tes sourires. Et moi que traînait la main chaude de mon soldat à la croisée des chemins, seul le regard de tes enfants me fait murmurer ces trois lettres qu’est la vie.

Et je t’aime encore. Je t’adore de haine, de désespoir et de lassitude. Je t’adore toujours à travers les saisons. Et je n’ai plus le choix que de vivre et revivre cet amour. Car peut-être, un de ces jours, nous n’aurons plus le temps d’aimer.

Fils du général Mahmoud Tay-Abou-Dargham, père des commandos libanais,

ne cesse d’exprimer son amour inlassable pour le Liban.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Je t’en veux parce que je t’aime. Parce que je t’adore. Parce que je ne sais plus quoi faire de cet amour. Le vivre encore ? L’oublier ? Le brûler ? Tu te rappelles ? Depuis notre première rencontre. Depuis 50 ans. Quand notre mémoire commençait à se constituer, je te voyais partout, au coin de toutes les rues de notre vieux quartier de Beyrouth-sur-Mer, à l’ombre des pierres plus...

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