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Liban - Manifestations

« Oui, je suis le fils de mon père, mais je ne suis plus que ça »

« On assiste à un mouvement absolument magnifique, même si on ne sait pas encore à quoi il va mener », reconnaît le psychanalyste Chawki Azouri.

Depuis le 17 octobre dernier, date du début des manifestations au Liban, des milliers de protestataires ont commencé à remettre en cause, et en public, les grands leaders du pays. Pour la première fois depuis des décennies, des Libanais ont dénoncé leurs « zaïms » devant les caméras, alors que ces derniers sont souvent considérés comme des figures paternelles. Pourquoi les zaïms font-ils office de pères au sein de leurs communautés respectives ? Pourquoi les Libanais les remettent-ils en cause aujourd’hui ? L’Orient-Le Jour a interrogé des psychanalystes pour tenter de décrypter ce phénomène.

Dimanche dernier, le président de la République Michel Aoun, qui s’est toujours décrit comme étant « le père de tous », a déclaré aux Libanais qu’il les aimait, lors d’une manifestation de ses partisans à Baabda. Cette déclaration intervient au moment où le mandat de M. Aoun est de plus en plus contesté par les manifestants, au grand dam des partisans du Courant patriotique libre, dont le chef de l’État est le fondateur. Des partisans du Hezbollah ont refusé que le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, soit mis au même rang que les corrompus de la République. De même pour des partisans du président du Parlement, Nabih Berry. Certains sont même allés jusqu’à considérer que leur appartenance à la communauté sunnite était visée après la démission du Premier ministre Saad Hariri, pour ne donner que quelques exemples.

Le psychanalyste Chawki Azouri explique que cet attachement à la figure du « zaïm » est absent dans les pays où les institutions publiques occupent une place importante. « Il n’y a plus cette allégeance au leader lorsque les institutions prennent la place d’un référent qui lui-même prend la place d’un référent paternel », explique M. Azouri à L’OLJ. En l’absence donc d’un État capable de répondre à leurs besoins les plus basiques, les Libanais se seraient donc tournés pendant ces dernières années vers des leaders communautaires capables de répondre à leurs aspirations.

Chawki Azouri signale par ailleurs la présence d’un « mouvement personnel et subjectif de dépassement du père et par extension du “zaïm” », semblable à celui effectué par les patients en cure psychanalytique. « À un moment donné, on voit que le patient devient capable de prendre sa vie en main, sans nécessairement renier le père. Il arrive à un moment où il se dit : “Oui, je suis le fils de mon père, mais je ne suis plus que ça. Je veux devenir père à mon tour”. Il n’y a pas d’ingratitude dans ce processus », souligne le psychanalyste. Il donne en outre l’exemple d’un jeune dont le père est chef d’entreprise et qui va refuser d’occuper tel ou tel poste, pour plaire à son père, et choisir une autre voie. « En ayant cette réaction, le jeune homme s’autorise et “s’auteurise” à devenir l’auteur de sa vie », remarque M. Azouri, qui reprend une phrase de Nietzsche, dans son célèbre Ainsi parlait Zarathoustra : « On ne rend jamais son dû à un maître, tant qu’on en reste toujours et seulement l’élève. »

« On assiste à un mouvement absolument magnifique, même si on ne sait pas encore à quoi il va mener, reconnaît le psychanalyste. À mon sens, les gens ont été touchés au niveau de l’économie et de la dignité, que ce soit à cause des incendies qui ont touché le pays, de la crise des déchets ménagers ou encore du problème de l’électricité. De plus, la communication entre les gens est aujourd’hui transversale, et en dépassement du chef. Il n’y a plus de verticalité », ajoute-t-il.

Un psychanalyste qui a requis l’anonymat explique pour sa part que « c’est l’absence de l’État-loi qui fait qu’on se réfugie dans l’image d’un père-loi qui protège ». « Trahir ce père serait se trahir soi-même. Il y a un sentiment de trahison et d’effondrement si jamais on s’éloigne de la figure du père », souligne-t-il.


Un feu qui couvait sous la cendre

Le psychanalyste David Sahyoun ramène pour sa part le mouvement de contestation des Libanais à une rébellion étouffée depuis l’adolescence, à cause de la « structure socioculturelle orientale, où la phase de l’adolescence est parasitée par l’angoisse des parents de voir leur enfant leur échapper affectivement ». Une situation qui aboutit inévitablement à l’échec de l’émancipation du sujet. « Les manifestants, jeunes et moins jeunes, traversent actuellement une phase de l’adolescence qui leur a été volée. Leur rébellion a pour cause essentiellement des frustrations longtemps étouffées, une agressivité retournée souvent contre soi-même, un sentiment d’impuissance devant les comportements pulsionnels de leurs aînés, guidés par un appât démesuré du gain et une indifférence à leurs manques et à leur misère », explique M. Sahyoun à L’OLJ. « C’était donc un feu qui couvait sous la cendre et la taxe imposée à l’un des plaisirs gratuits dont disposaient encore les Libanais a fait exploser toute cette colère contenue, qui a jailli comme un torrent dont on a enlevé la digue », indique le psychanalyste, en référence à une taxe qui devait être imposée sur les appels via les messageries instantanées, et qui a déclenché le mouvement de protestations.

« On voit bien comment les composants de cette oligarchie sont tous récusés et comment est patent leur échec à s’offrir comme modèle. Ces révolutionnaires veulent redonner une valeur morale à leur vie commune, dans une fraternisation rejetant les critères des aînés, qui ont tout fait pour empêcher l’apparition de leur statut de citoyen. Ils cherchent à tuer symboliquement ces substituts parentaux, ce qui est le prix à payer pour qu’ils commencent à vivre avec leur propre conception de la citoyenneté », estime M. Sahyoun. « Ils sont en train de construire leur maturité pour atteindre enfin l’âge adulte, celui où on assume ses contradictions dans le respect de la liberté de chacun et en voulant imposer le principe de civilisation incontournable qui est de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’autrui nous fasse », ajoute le psychanalyste, qui conclut : « Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas seulement une crise socioculturelle à laquelle nous assistons mais une révolution politique dans tout le sens noble de ce terme. »


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