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Culture - Regards croisés

Le S.O.S. des photographes libanais à Aix-en-Provence

Pour la dix-neuvième édition du festival Phot’Aix, le programme Regards croisés propose au public une rencontre inédite entre les œuvres de cinq photographes libanais et celles de cinq artistes français.

Ghaleb Cabbabé, « Beirut 2015 » de sa série sur les sites touristiques libanais confrontés à la crise des poubelles. DR

La photographie libanaise a le vent en poupe. Après l’Institut des cultures d’islam ( « C’est Beyrouth », du 23 mars au 28 juillet 2019) et l’Institut du monde arabe ( « Liban, entre fiction et réalité », du 11 septembre au 24 novembre 2019), c’est au tour du festival photographique d’Aix-en-Provence, la ville aux mille fontaines, de la mettre à l’honneur. Pour la dix-neuvième édition du festival Phot’Aix, le programme « Regards croisés » propose en effet au public une rencontre inédite entre les œuvres de cinq photographes libanais et celles de cinq artistes français. Brigitte Manoukian, qui dirige La Fontaine obscure, l’association en charge du projet, insiste sur le double aspect de l’événement. « On a tout d’abord l’exposition internationale, qui invite chaque année un pays étranger et quelques-uns de ses artistes, auxquels vont répondre des photographes français, que ce soit sur un plan thématique, technique ou autre. Le second volet s’appelle “Les parcours” : une quarantaine de photographes exposent des séries photographiques dans des lieux insolites à travers la ville, et nous organisons des promenades pour les découvrir. » Après la Chine en 2017 et l’Autriche en 2018, c’est le Liban qui a été sélectionné cette année, un choix sentimental pour la commissaire d’exposition. « Ce pays fait partie de mon histoire familiale, je suis d’origine arménienne, et mes grands-parents, en quittant leur village de Turquie dans les années 20, sont passés par Alep puis par Beyrouth, avant de se s’installer à Marseille. Le Liban représente aussi un concentré de culture méditerranéenne, où la photographie est solidement ancrée dans les pratiques artistiques. »

Les cinq photographes libanais sélectionnés n’ont pas de thème précis, ils sont libres des motifs de leurs séries. Et pourtant, Brigitte Manoukian note une constante, « un focus sur les problématiques libanaises, tout en gardant une approche esthétique et sensible ».


(Pour mémoire : « On a l’impression que les photographes libanais naviguent dans l’intranquillité »)



« Move to Trash »

Ghaleb Cabbabé, qui a été lauréat du prix Byblos Bank de photographie en 2013 avec sa série Ahlen, où il représentait la vie des étrangers vivant au Liban, travaille actuellement pour le CICR à Bangkok. Le corpus des œuvres qu’il propose dans la capitale des comtes de Provence s’intitule Move to Trash. « Cette série date de 2015, je l’ai réalisée pendant la crise des déchets au Liban. J’ai voulu confronter l’idée glorifiée que l’on a de ce pays, ses sites touristiques, sa nourriture raffinée, avec la réalité. Sur ces photos, je tiens en main des cartes postales de lieux emblématiques comme Raouché ou Baalbeck, sur fond de rues noyées sous les déchets. C’est bien de vouloir rester positif, mais à un moment, il faut aussi exiger l’essentiel, sinon on va se retrouver sans rien, et c’est ce qui se passe aujourd’hui », dit-il en référence au mouvement de protestation qui traverse le Liban depuis le 17 octobre 2019.

L’artiste insiste sur la dimension symbolique de sa série. « Malheureusement, elle est toujours d’actualité : ces déchets physiques représentent tout ce qui ne va pas dans le pays, la corruption et autres blocages. C’est un peu étrange d’en parler maintenant après tout ce que nous avons vécu ces dernières semaines. » C’est le photographe français Guillaume Amat qui a répondu à Ghaleb Cabbabé en s’inspirant de sa démarche visuelle et en créant des effets d’illusion au sein de ses propres paysages, plus poétiques et plus légers.

Clara Abi Nader est diplômée de l’ALBA depuis 2010, et c’est sa décision de s’installer à Paris en 2011 qui l’a rapprochée de son pays natal. « À partir de 2014, j’ai commencé à photographier des paysages depuis l’autoroute, entre l’aéroport et Jounieh, ma ville d’origine. Je recherche des espaces à l’abandon, des friches, des usines délaissées au bord de la mer, tout ce qui décrit l’état du pays qui est aussi à l’abandon. J’exprime une forme de mélancolie en utilisant une pellicule spécifique, qui donne des tonalités chaudes et qui met en valeur la terre. Avec la mer, ce sont mes seuls liens avec le Liban, je me suis toujours sentie exclue de la société libanaise. Mais depuis que les manifestations ont commencé, je suis plus en paix, je me reconnais dans mon pays. Il y a beaucoup d’espoir pour la première fois, et ça me fait mal de ne pas être là-bas. » En contrepoint à la série « Au retour » de Clara Abi Nader, répond l’accrochage des œuvres d’Arto Pazat.


La fragilité de l’exil, de la ville et du sommeil

Le photographe Mazen Jannoun, qui partage sa vie entre le Liban et l’Italie, s’interroge sur l’origine de l’identité d’une personne. « J’ai voulu montrer comment notre héritage fusionne avec d’autres cultures, en fonction de nos déplacements, dans le cadre d’exils forcés, de voyages touristiques, de mariages mixtes... Pour cela, j’ai sélectionné des personnes émigrées, très variées socialement, d’origines russe, écossaise, sénégalaise etc., pour réaliser leurs portraits à travers les objets qui les représentent. » La série proposée à Aix-en-Provence s’intitule « One by One » et fait référence à un mètre carré alloué à chaque exilé pour raconter ce qu’il est. « Cet espace symbolise aussi la notion de frontière et les limites qui entravent la liberté de l’individu. Ma binôme, Valérie Burnand Grimaldi, a travaillé sur sa propre mémoire familiale », précise celui qui est spécialisé dans les photographies d’architecture.

Joe Keserouani dédie sa série à la ville de Beyrouth, il s’agit de quatre grands tirages photographiques de paysages urbain. « Ils ont été enregistrés à la chambre numérique et font partie d’un travail commencé en 2003, qui consiste à observer et à enregistrer l’évolution de l’expansion de la ville au fil des années. » Le regard porté sur la capitale libanaise est à la fois fasciné et pessimiste ; il fait écho au travail du photographe Jean Larive. « Nous nous intéressons tous les deux à la démographie des villes à des échelles différentes : du paysage urbain au macro-urbain puis au micro-humain, tout en mettant en valeur la vie de l’homme et l’impact de son bâti », précise l’artiste libanais.

Entre deux manifestations, Carmen Yahchouchi est parvenue à évoquer sa démarche photographique, qui cherche à percer l’expérience humaine dans ses espaces les plus intimement significatifs. Lauréate du Byblos Bank Award en 2015, elle dévoile dans la Florence provençale la série « Vulnerable Visits », réalisée en 2016, qui représente des hommes endormis. « Je suis rentrée chez des ouvriers, dans les ruelles de Dora, et je les ai convaincus de me laisser les photographier pendant qu’ils dorment. Ils incarnent pour moi une sorte de Hamlet en cherchant à échapper à leur réalité par le rêve. D’ordinaire, la caméra fige le mouvement, or ici, l’immobilité est l’essence même de toute image à travers le mystère de l’endormissement. » L’effet de diptyque est opéré avec l’œuvre d’Irène Jonas intitulée « Dormir, dit-elle » , qui elle aussi esquisse la fragilité du sommeil.

Le vernissage de « Regards croisés Liban-Provence » a eu lieu le 7 novembre, et l’exposition se terminera le 28 décembre 2019. La Cité du livre, où est accueilli le projet, attend plus de 4 500 visiteurs pour l’occasion. Et en 2020, ce sera au tour du Liban de recevoir à l’ALBA le corpus inédit de ces œuvres binaires qui se répondent.


Pour mémoire

Dialogue des sensibilités entre 18 photographes libanais à Paris

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