À chaque crise politique que traverse le Liban, la même question ressurgit : la solution se trouverait-elle dans la formation d’un gouvernement de technocrates ? C’est Samy Gemayel, député du Metn et chef des Kataëb, qui a relancé le débat hier sur cette question, lors d’une virulente diatribe au cours de laquelle il a appelé le gouvernement actuel à laisser la place à un cabinet « d’experts ».
Selon plusieurs experts interrogés par L’Orient-Le Jour, un tel cabinet pourrait toutefois difficilement être mis en place dans les conditions actuelles, notamment pour des considérations liées à la politique politicienne et au partage du gâteau politique entre les différents partis au pouvoir. « Ce gouvernement doit s’en aller. Accordez votre soutien à un gouvernement d’experts neutre qui puisse obtenir la confiance de la population et de l’étranger », a lancé Samy Gemayel hier lors d’une conférence de presse au siège du parti à Saïfi. S’adressant aux dirigeants, M. Gemayel a lancé : « Le complot, c’est vous. Le complot, c’est lorsque vous avez scellé le compromis du partage du pouvoir et que vous vous êtes réparti le gâteau et mené le pays vers la situation actuelle. »
Les propos de M. Gemayel interviennent au moment où le pays traverse une grave crise économique et à l’heure où les appels à la démission du gouvernement se multiplient. Dimanche dernier, des centaines de manifestants avaient dénoncé dans la rue cette situation économique délétère. Pour les milieux proches du président de la République, ces manifestations sont le résultat d’une campagne orchestrée visant à mettre en échec le mandat du chef de l’État.
Pour l’ancien député et constitutionnaliste Salah Honein, gouvernement de technocrates ou pas, « posséder des qualités de technocrate devrait être une condition à remplir pour toute personne travaillant dans le domaine politique ». Néanmoins, l’expertise n’est pas une condition suffisante. « Si nous avons des ministres technocrates affiliés à des partis politiques, ils vont forcément suivre leurs directives. Les technocrates qui accèdent au pouvoir devraient avoir une très grande marge d’indépendance pour que cela puisse fonctionner », estime M. Honein. « En outre, ces technocrates, non affiliés à des formations politiques, devraient avoir le sens de la chose publique, être capables de diriger », ajoute-t-il.
M. Honein estime que l’ancien ministre de l’Économie, Bassel Fleyhane (mort des suites de ses blessures lors de l’attentat qui a coûté la vie au Premier ministre Rafic Hariri en février 2005), incarnait l’exemple du technocrate doué pour la politique. « Bassel Fleyhane était un technocrate brillant, qui avait également un sens politique affirmé et l’intelligence du terrain », estime-t-il.Même son de cloche du côté de l’ancien président de la République, Michel Sleiman, qui préconise idéalement « un cabinet d’experts indépendants et non liés à des formations politiques ». « Sauf que le Liban est aujourd’hui gouverné par un cabinet d’union nationale puisque le pays pratique une démocratie dite consensuelle. Les choses étant ce qu’elles sont, j’appelle donc le président de la République à nommer des technocrates indépendants (parmi les ministres relevant de la quote-part du chef de l’État). Ces ministres ne devraient pas, de ce fait, assister aux réunions d’un bloc politique particulier, comme c’est le cas aujourd’hui », ajoute M. Sleiman, dans une critique claire de Michel Aoun et des ministres qu’il a désignés et qui se réunissent avec le bloc parlementaire du Liban fort.
(Lire aussi : Samy Gemayel aux responsables : "Le complot, c'est vous")
« Les technocrates n’auront aucun pouvoir »
Pour l’ancien ministre Boutros Harb, un gouvernement de technocrates serait possible au Liban « à condition que les forces politiques donnent leur aval ». « Mais comme les partis politiques ne sont pas prêts à laisser tomber leur présence au gouvernement et que le pays est dirigé sur une base confessionnelle, un cabinet de technocrates est difficile à mettre en place. Si les forces politiques du pays, notamment celles qui possèdent des armes, ne sont pas d’accord, un tel cabinet n’obtiendra jamais la confiance requise », souligne M. Harb.
« Tout porte à croire qu’une telle option n’est pas possible en ce moment. Les partis politiques auront peur de ne pas avoir le même poids qu’ils ont aujourd’hui au sein du gouvernement. D’ailleurs, je ne sais pas à quel point le Premier ministre Saad Hariri peut être sûr de revenir à la tête d’une nouvelle équipe ministérielle », lance l’ancien député de Batroun.
L’analyste politique Samy Nader est encore plus catégorique. Un tel gouvernement « ne pourrait pas fonctionner au Liban, car les technocrates n’auront aucun pouvoir », affirme-t-il. « Les forces politiques monopolisent la représentation au sein du cabinet aujourd’hui. Ces forces sont elles-mêmes incapables de prendre des décisions autrement que dans une logique distributive. Dès lors, comment pourraient-elles accepter de mandater des technocrates ? Je ne pense pas que les partis politiques au pouvoir soient prêts à le faire car chacun d’eux préserve précieusement sa part du gâteau », souligne l’expert. « Dans les conditions actuelles, tout technocrate désigné à la tête d’un ministère n’aurait pas de liberté décisionnelle », ajoute-t-il.Le seul gouvernement à avoir été formé entièrement de technocrates dans l’histoire du pays a été mis en place en 1970 sous la présidence de Sleiman Frangié. Il avait été qualifié de « gouvernement des jeunes » et le journaliste Ghassan Tuéni, qui faisait lui-même partie du cabinet, l’avait décrit comme étant un « gouvernement des inconnus ». « Des ministres de ce gouvernement avaient essayé de mettre des réformes en œuvre, mais se sont heurtés à beaucoup de difficultés. » À l’époque, le gouvernement était présidé par Saëb Salam qui, lui, n’était pas un technocrate, mais un homme politique traditionnel, précise un expert, ayant tenu à garder l’anonymat. Saëb Salam n’a pas vraiment soutenu les réformes présentées par les ministres et certains ont dû démissionner, à l’instar d’Émile Bitar, ministre de la Santé. »
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commentaires (14)
Pourquoi se casser la tête, donnons les clés de la baraque à Xi Jing Ping et il nous imposera de l'ordre style General Tao.
Wlek Sanferlou
23 h 28, le 04 octobre 2019