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L’été des zélotes

C’est une table dont la marqueterie, humidifiée par les longs hivers et desséchée par le feu des étés, se détache laissant place à un motif qui semble, selon qu’on le regarde, inachevé ou emporté vers un inéluctable effacement. De son vivant, à cette table qui lui fut une plaine, l’esprit de mon père marchait parmi le chardon et la menthe sauvage, marchait longtemps sans fatigue, en quête de l’infiniment Bon, de l’infiniment Juste qu’il lui serait un jour donné de rejoindre et dont il avait l’humble souci de ne pas être indigne. À gauche, par la fenêtre ouverte, se dresse la colline si offerte aux vents du ponant que rien n’y vit, sinon la lune dont elle semble accoucher certains soirs et dont elle partage les traits arides ; sinon la brume qui enveloppe de mystère sa rocailleuse banalité ; ou bien, merveille, les moires du crépuscule qui, de toute éternité, à la même heure, font ruisseler à ses flancs l’or et la pourpre jusqu’à ce bleu vaporeux qui l’absorbe et la confond avec le ciel, avant que la nuit, à nouveau, révèle sa masse formidable. Il règne en ce lieu une paix propice à l’adoration. Une paix que n’ont jamais réussi à troubler ni les contingences, ni la rumeur, ni la fureur du monde. Non qu’elles y aient manqué.

En suivant la ligne de crête vers la gauche, le regard s’arrête sur un petit édifice patiné par les siècles, regardant vers la mer. Là, depuis les remparts, la vue ne s’arrête qu’à l’horizon. Abandonné par les croisés, ce poste d’observation fut un jour confié à la Sainte Vierge. Plusieurs statues se sont succédé depuis lors au-dessus de l’autel, l’iconoclaste rigueur du temps en ayant détruit un grand nombre. Certaines avaient pourtant reçu – mais ils n’avaient pas suffi à les réchauffer – de beaux manteaux cousus par les soins de quelque femme du village dont un fils, le préféré toujours, était parti et n’avait pas écrit depuis longtemps. En ce lieu de veille, pourtant, sous la voûte noircie par les cierges et l’encens, la Vierge veillait. Les rosaires dits sur le pas des portes, chantés devant les reposoirs, ne suffisaient pas à exprimer la piété envers celle, bénie entre toutes, qui avait porté le divin avant d’accompagner son atroce agonie. Aussi, vêtues d’étoffes d’un noir dont l’intensité variable indiquait l’âge de leur premier deuil, épouses et mères se rendaient en procession vers ce sanctuaire escarpé où le silence était à lui seul un cantique. Elles s’infligeaient comme par politesse des douleurs plus ou moins supportables, qui allant pieds nus, qui gravissant à genoux les dernières distances. Elles en revenaient confiantes et apaisées.

À quel moment cette foi simple et pure, cette relation candide et dépouillée des chrétiens à leur Madone, des croyants à leur Dieu, est-elle devenue instrument de haine? À quel moment les assoiffés de pouvoir, le clergé véreux, l’argent occulte et les médias en manque de publicité l’ont-ils prise en otage ? Tout à coup, chacun cherche en toute chose des signes de blasphème qu’il monte en neige encouragé par d’autres zélotes. Ici une chanson prise au premier degré, là un crucifix naïf en tuyaux de plomberie, font aussitôt crier au sacrilège et lever des armées qui offensent bien davantage et Dieu et sa Miséricorde. D’autres imposent leurs cantiques dans des restaurants où des familles, profitant d’un moment de détente, se voient contraintes au silence. Quelque chose de grossier vient de frapper la chrétienté du Liban, et même les plus instruits y adhèrent, convaincus par qui, par quoi, que leur religion est menacée. « Ce n’est pas le moment », disent-ils. Mais quand viendra-t-il, et viendra-t-il, le moment de la délicatesse et de la subtilité, de l’ouverture à l’autre, du retour à la sagesse des Écritures qui au moins enseignent l’art de la métaphore, de la parabole et de la quête du sens au-delà des apparences ? L’histoire aura-t-elle la discrétion d’oublier ce consternant été 2019, ou bien sommes-nous à un nouveau tournant où des têtes seront coupées et des réputations brisées au nom de la Croix et du plus doux d’entre les doux qui y fut crucifié ?

C’est une table dont la marqueterie, humidifiée par les longs hivers et desséchée par le feu des étés, se détache laissant place à un motif qui semble, selon qu’on le regarde, inachevé ou emporté vers un inéluctable effacement. De son vivant, à cette table qui lui fut une plaine, l’esprit de mon père marchait parmi le chardon et la menthe sauvage, marchait longtemps sans...

commentaires (4)

Il semble que l'effet métal rouillé a été dun grand coup de fouet aux ardeurs de Fifi.

FRIK-A-FRAK

12 h 14, le 16 août 2019

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Commentaires (4)

  • Il semble que l'effet métal rouillé a été dun grand coup de fouet aux ardeurs de Fifi.

    FRIK-A-FRAK

    12 h 14, le 16 août 2019

  • J,ATTENDS DE LIRE UN JOUR UN ARTICLE DE MADAME FIFI ECRIT EN POESIE. ELLE EST TELLEMENT POETESSE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 06, le 16 août 2019

  • Crise identitaire et mystique. Article poétique et magistral. Un grand réconfort en cette fête de l'assomption. Merci fifi

    Bahjat RIZK

    13 h 19, le 15 août 2019

  • Adorable, tendre et courageuse Fifi .... Merci.

    COURBAN Antoine

    07 h 45, le 15 août 2019

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