Il y avait dans le village de mon enfance un grand terrain vague où campait une famille de bédouins tous les étés. Les hommes louaient leurs bras sur la place. Les femmes sortaient au petit matin dans les collines pour cueillir du thym et de la menthe sauvage. Quand les herbes avaient achevé de sécher, elles allaient les colporter d’une maison à l’autre, au prix qu’on voulait bien leur en donner. Un jour par semaine, nous nous postions sur les contreforts pour observer le rituel de la lessive. De grands chaudrons noirs étaient posés sur des feux de bois cernés par de grosses pierres. Y étaient mises à mijoter toutes les pauvres hardes de la tribu. De l’eau s’évaporait, en se mêlant aux senteurs sylvestres de la forêt voisine, un parfum de laurier, de lavande, d’olive, de cendre et de plantes inconnues. De temps en temps, les femmes remuaient la soupe odorante à l’aide d’un bâton. Quand la lingère jugeait que la cuisson était à point, les vêtements étaient retirés à l’aide du même bâton et, à peine refroidis, frottés et essorés sur un rocher plat où ils recevaient des seaux d’eau froide. Une volée d’enfants à moitié nus accouraient ensuite pour aider à étendre la dizaine de pantalons de toutes tailles, de draps par endroits élimés, de caleçons, de tee-shirts et de chaussettes dépareillées. Jamais sur un même fil ne se mélangeaient les vêtements des femmes avec ceux des hommes. Elles faisaient lessive à part et leur linge ressemblait par ses myriades de couleurs à un vol de cerfs-volants parmi lesquels, plus tard, les gamins joueraient à cache-cache en riant en grelots. Elles s’habillaient avec coquetterie de tout ce qu’on leur donnait, ou des restes d’un vieux trousseau qui leur allait encore. Dans le village où, dès le premier deuil, les femmes n’ôtaient plus le noir, on enviait ou raillait leur liberté de superposer jupes et pantalons, rose et pistache, orange et brun, violet et jaune, toutes ces couleurs qui, mises ensemble, attirent les regards et font plisser les yeux. Avec le recul, on constate qu’elles avaient tout juste et qu’il n’est pas jusqu’aux plus grands couturiers qui ne semblent avoir emprunté leurs effets détonants.
J’ai reçu un email de ma voisine. Nous nous croisons parfois sans nous connaître ou reconnaître. Le message est courtois, elle y annonce que sa fille donne une soirée dans quelques jours et que cela risque d’être bruyant. Je souris. On ne boude pas l’idée d’une fête. Cette forme de communication me frappe pourtant par son aspect éthéré. Qu’il est loin le temps du linge étendu sur les balcons, de ces petits signes extérieurs et modestes qui nous donnaient des nouvelles les uns des autres, tiens, les Untel ont dû aller à la montagne, l’appartement est éteint, les stores fermés… Je revois cette scène sublime d’émotion dans le film d’Ettore Scola, Une journée particulière, où deux héros à contre-emploi, Sophia Loren, l’une des actrices la plus glamour de sa génération en humble mère de famille, Marcello Mastroianni, l’incarnation du latin lover en homosexuel traqué, se rencontrent entre les draps « debout », étendus sur un fil en haut de la terrasse d’un immeuble social mussolinien. Monter le linge, descendre le linge, aider au linge, exhiber la propreté du linge, interroger, écouter le linge, mesurer le vent aux mouvements du linge… Il y avait un sémaphore, un échange de balcon à balcon qu’aucun email ne pourra jamais transmettre.
commentaires (5)
""Jamais sur un même fil ne se mélangeaient les vêtements des femmes avec ceux des hommes."" Pourquoi ? Il devrait y avoir une raison que j’ai oublié et qui m’échappe pour l’instant… C.F.
L'ARCHIPEL LIBANAIS
17 h 29, le 27 juin 2019