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Nos Lecteurs ont la Parole - Lara RAFFOUL

Non, je ne troquerai pas mes escarpins...

Jeudi matin. Je me lève de bonne heure. Le soleil, lui, ne s’est pas encore pointé. Pour gagner quelques minutes de sommeil, j’ai préparé, la veille, ma tenue de combat : une robe bleue et mes escarpins bordeaux. Bien cirés. En guise d’accessoires, ma bonbonnière géante, mes ciseaux et ma pile. Non, je ne donne pas de conférence aujourd’hui et je n’inaugure aucune nouvelle association. Je n’organise pas non plus un soi-disant dîner de bienfaisance. Mon combat à moi est d’un tout autre ordre. Ce jeudi matin, comme tous les jeudis, j’ai le cœur léger : j’opère des enfants malformés, toutes nationalités confondues, et dans le besoin. La pire des combinaisons, je l’avoue. La route est longue jusqu’à destination, mais à force on s’y fait et on ne sent plus le temps passer.

Comme d’habitude, je me gare dans la boue, et comme d’habitude me vient à l’esprit le mot « merde ». Tous les jeudis. Comme un leitmotiv. Je me récite, alors, l’origine de cette expression : le succès d’une pièce de théâtre, au XIXe siècle, se mesurait à la quantité de crottes de cheval qui jonchait le sol. Signe de popularité de la pièce. Mes escarpins ne sont plus tellement bordeaux, ni tellement cirés. Au bloc opératoire, entre deux bonjours et deux cafés, je réussis à me préparer. J’enfile mes loupes et ma casaque. Je prends place sur ma selle, sous les scialytiques, et là, le temps s’arrête. Toutes mes années d’études, toutes mes souffrances, toutes mes joies, toutes mes inquiétudes, tout se réduit au néant. Ma vie se résume à trois syllabes : « In-ci-sion ». Ce mot résonne sur les murs comme tombe le verdict dans une cour d’assises. Sans le coup de marteau, bien entendu.

À ce moment-là, je sais que personne au monde ne peut m’ôter ce sentiment profond, celui de savoir qui l’on est. À ce moment-là, je sais que c’est ici-même que je voudrais être. Sur cette selle. Sous les scialytiques. Et nulle part ailleurs. À ce moment-là, je sais tout le pouvoir que je détiens.

Je sais que moi seule pourrais apaiser la tourmente d’une maman qui se pense, à tort, coupable du mal de son enfant. Et à chaque « incision », la féerie opère : depuis l’instant où l’enfant ferme les yeux jusqu’au moment où il les ouvre, il devient mien. Combien de fois, donc, ai-je le privilège de devenir mère ! En ôtant mes loupes, et en dépit de mon mal de tête, je réalise qu’aucune femme au monde n’a autant de chance que moi. Je rechausse mes escarpins qui ne sont plus du tout bordeaux. Ni cirés, d’ailleurs. Je déballe ma bonbonnière, mes ciseaux et ma pile. J’entends déjà leurs cris. Mes petits malades sont là. En pantoufles au milieu de l’hiver, les habits en loques et dépourvus de sous-vêtements pour la plupart, ils n’ont d’yeux que pour ma bonbonnière aux mille couleurs. Cela me fait bien rire. Il est si facile de voler un sourire à un enfant !

Et malgré cela, combien d’enfants restent malheureux, combien d’enfances sont encore volées. La journée durant, d’autres faiseurs de miracles rejoignent le cortège : l’infirmière circulante qui attend son second enfant, l’aide opératoire qui a fait deux heures de route pour être à l’heure, la secrétaire qui gère dix coups de fil avec ses dix mains et ses deux cerveaux, ma copine pédiatre qui me sauve à tous les coups, ma collègue dermatologue qui me résout une énigme sur deux, mon ami orthopédiste qui, en une minute et demie, a cerné le problème, mon associée radiologue qui vient à la rescousse entre deux biberons... autant de magiciens et de magiciennes qui embellissent mon monde et le domptent.

La nuit tombe. Mes escarpins bordeaux ont complètement viré au marron. Sur le chemin du retour, je ne peux m’empêcher de penser à quel point il est facile de dénoncer toute la misère du jeudi. Mais lasse de tant de haine et du haut de mes 34 ans, malgré le malheur, la boue et la « merde » dans lesquels je patauge, je sais que je ne troquerai mes escarpins pour aucune autre paire de chaussures...

Ce texte est le courrier d'un lecteur. A ce titre, il n'engage que son auteur et ne reflète pas nécessairement le point de vue de L'Orient-Le Jour.

Jeudi matin. Je me lève de bonne heure. Le soleil, lui, ne s’est pas encore pointé. Pour gagner quelques minutes de sommeil, j’ai préparé, la veille, ma tenue de combat : une robe bleue et mes escarpins bordeaux. Bien cirés. En guise d’accessoires, ma bonbonnière géante, mes ciseaux et ma pile. Non, je ne donne pas de conférence aujourd’hui et je n’inaugure aucune nouvelle...

commentaires (1)

Quand la main donne sans attendre un retour, ce sont les turbos intérieurs de la personne qui s'ouvrent, et qui lui en procurent une force résistante à toute épreuve. Bravo pour votre action des jeudis et pour l'émouvant récit!

Shou fi

10 h 30, le 24 janvier 2019

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Commentaires (1)

  • Quand la main donne sans attendre un retour, ce sont les turbos intérieurs de la personne qui s'ouvrent, et qui lui en procurent une force résistante à toute épreuve. Bravo pour votre action des jeudis et pour l'émouvant récit!

    Shou fi

    10 h 30, le 24 janvier 2019

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