Rechercher
Rechercher

Culture - Commémoration

Il était une époque... Mansour Rahbani

Le 13 janvier 2009, un pilier de la chanson libanaise s’est éteint. Dix ans plus tard, le Liban se remémore Mansour Rahbani et regrette l’absence de l’artiste qui a laissé un grand vide derrière lui. À cette occasion, « L’Orient-Le Jour » s’interroge, avec six artistes experts, sur l’état actuel de la musique libanaise.

Dix après le départ de Mansour Rahbani, le Liban continue à fredonner les mélodies inoubliables d’une époque où « la musique des Rahbani a pu influencer la politique des dirigeants des pays arabes », d’après son fils Oussama Rahbani.

Renonçant à se faire une renommée facile en flattant les engouements du public, les frères Assi et Mansour Rahbani sont parvenus à revivifier et à réinventer les traditions libanaises. Créateurs de leur propre langue, ils ont pu, main dans la main, écrire et partager aussi bien le jargon des palais que des huttes. Jamais deux sans trois, entre plume lyrique et génie de musique, le duo a levé le voile sur une voix qui ne laissera personne indifférent et qui résonnera loin et longtemps ; une voix envoûtante et puissante, au timbre unique et captivant, qui traversera les carcans confessionnels, politiques, culturels et générationnels ; une voix qui hantera, enchantera et accompagnera la vie de tous les Libanais, tous « ces fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience », comme l’a si bien écrit Victor Hugo : la voix de Feyrouz. Incontournables, formidables icônes du monde arabe et éclaireurs de conscience, ils ont prêché, à travers leurs chefs-d’œuvre, la paix où les guerres exterminatrices, la dureté des égoïsmes politiques et religieux, et la violence des appétits qui font place à une tolérance inconditionnelle. Très tôt remarqué en raison de la révolution musicale qu’ils ont apportée à la musique orientale, le trio Assi-Mansour-Feyrouz va bâtir une phalange d’exception et embrasser tous les styles, ce qui va lui permettre de porter les couleurs du Liban au monde entier. Assi Rahbani est parti le 21 juin 1986 puis Mansour Rahbani 23 ans plus tard. Orpheline des frères Rahbani, la musique libanaise vit-elle de sombres jours ? Qui en sont les responsables ? Des questions qui n’attendent que des réponses franches et directes, des questions auxquelles six des plus grands musiciens libanais s’efforceront de répondre.


Oussama Rahbani : Le mauvais remplace le bien

« Musicien de talent », « célébrissime compositeur », « producteur influent », « héritier des frères Rahbani » : les surnoms ne manquent pas pour qualifier le génie du fils de Mansour Rahbani et viennent couronner son parcours de combattant. Lui ne cesse de répéter les paroles de son père : « On ne nait pas génie, on le devient », en ajoutant qu’une « connaissance riche et variée de tous les domaines engendre un mélange culturel unique favorisant l’imagination et la création artistique. » Ne perdant jamais de vue ses racines, il revient sur les exploits des frères Rahbani : « Forts de leurs connaissances approfondies de toutes les facettes des musiques orientale et classique, ils ont été les premiers et les meilleurs, jusqu’à nos jours, à manier la musique modale dans une orchestration occidentale ; à introduire le quart de ton dans des arrangements à 3, 4 et même 5 voix, ce qui n’a jamais été fait avant eux ; à agrémenter la musique orientale du fameux pianissimo de Feyrouz et à donner naissance aux premières opérettes libanaises. » Quelques secondes de silence mutin s’ensuivent avant que Oussama Rahbani reprenne son élan en indiquant que le duo de compositeurs a innové dans la musique dramatique parallèlement à la musique lyrique et la chanson à texte. Par ailleurs, Oussama Rahbani considère que la décadence musicale actuelle au Liban n’est que le reflet de la scène artistique internationale et souligne que la nature a horreur du vide qui « va naturellement être comblé par le mauvais en l’absence du bien ». Cette absence, selon lui, puise ses racines dans les répercussions du développement effréné de la technologie et l’absence d’une stratégie globale de coopération entre les ministères de la Culture, de l’Éducation et de l’Information, en insistant sur l’importance de « l’éducation culturelle et musicale de l’enfant dès son plus bas âge dans les écoles », tout en faisant référence à la maïeutique de Socrate.


Roméo Lahoud : L’éclat d’antan est perdu

« L’Angleterre a Shakespeare, la France a Molière, l’Italie a Gozzi, le Liban a Roméo Lahoud », ont coutume de dire les admirateurs de ce pilier de la musique au Liban qui, en plus d’être dramaturge, est metteur en scène, auteur-compositeur, mais surtout un chercheur infatigable et passionné aux confins de l’art et de la culture. Roméo Lahoud, forgeron des rêves musicaux des Libanais depuis plus de six décennies, dénonce « la déconfiture totale de la musique des quatre coins du monde ». Il estime que la chanson libanaise, qui vivait un véritable âge d’or avant la guerre, a perdu son éclat d’antan, tant au niveau de la musique qui « n’a plus d’identité » qu’au niveau des paroles « qui sont devenues populaires, voire vulgaires ». L’histoire musicale libanaise a été, selon lui, d’une cruelle ironie : « Les pays arabes ont essayé, depuis plus de trente ans, d’imiter notre art, mais ils ont échoué à atteindre notre niveau. Ils ont donc rabaissé le nôtre pour qu’il puisse conjoindre le leur. La guerre leur a donné un grand coup de pouce. » Levant ses sourcils grisonnants pour lancer un regard perspicace, il reprend les mots de l’historien de la Révolution française Jules Michelet : « Malheur à celui qui remue le fond d’un peuple », et ajoute que c’est exactement ce qui s’est passé avec le Liban qui « est passé d’une culture remarquable à une culture moyenne et bientôt à une culture médiocre si ça continue ainsi ». L’artiste octogénaire conclut : « Le Liban a besoin d’une restructuration globale ; ce qu’il nous faut, c’est un ministre des beaux-arts et pas simplement de la culture. Le gouvernement doit assumer ses responsabilités. Nous n’avons même pas un petit opéra alors que l’Égypte en avait un en 1869. » Son dernier mot pour les Rahbani : « Si les frères Rahbani, mais aussi Zaki Nassif, Philémon Wehbé et Toufic el-Bacha, n’avaient pas porté la musique à ce niveau satisfaisant, je n’aurais jamais voué ma vie à ce domaine. »


(Lire aussi : Une épopée des frères Rahbani traverse le temps et l’espace, jusqu’à Montréal)


Marcel Khalifé : La faute aux réseaux sociaux

Surnommé le « Bob Dylan du Proche-Orient », Marcel Khalifé est à la fois le polémiste, le musicien engagé et l’illustre virtuose du oud. Ses concerts touchent les fibres les plus sensibles de son auditoire, épris de sa musique audacieuse et par les paroles exquises de « l’amant de la Palestine » Mahmoud Darwiche, qui font écho à l’engagement de deux militants de la paix. « Les frères Rahbani ont su comment accompagner, verticalement, du matin jusqu’au soir, les préoccupations de l’homme, et horizontalement, tous les âges et les niveaux sociaux. Ils ont pu répandre leur musique dans toutes les maisons et dans le cœur de tous les Libanais en chantant l’enfance, l’amour, la nostalgie du Beyrouth d’autrefois, mais surtout la patrie qui constitue l’alpha et l’oméga chez les Rahbani. » Convaincu que l’art est aussi porteur d’identités culturelles et politiques, voire d’appels à la résistance, il affirme que si l’artiste d’aujourd’hui, témoin de cette époque difficile ponctuée par la pauvreté, la faim, l’oppression et le meurtre, ne se révolte pas, il perd son identité et ses attributs. Et de poursuivre : « Cette révolte devient inévitable chaque fois que les conflits politiques s’intensifient, et ils sont actuellement au bord du gouffre. La tourmente politique a conduit à une fragilisation des valeurs humaines. » Par ailleurs, le célèbre oudiste condamne « l’effet destructeur des réseaux sociaux et des médias ». Il qualifie de héros chaque individu qui arrive à faire face à ce « torrent prédominant » et explique que l’art doit jouer ce rôle. « Nos sociétés souffrent d’un manque de créativité. Nous devons fertiliser ces sols et inviter les jeunes à réfléchir, à produire et ainsi à faire la différence entre le bon et le mauvais », estime-t-il. C’est avec nostalgie qu’il conclut : « Aujourd’hui, nous gémissons sans cesse d’un passé que nous avons abandonné et qui ne nous a jamais abandonnés (...) Mansour, tu nous manques. »


Bassam Saba : Plein de changements en perspective

Passionné par la musique, il se révèle très vite un artiste à l’appétit musical hors du commun. Il est le flûtiste, le joueur de nay, le oudiste, le violoniste, l’accordéoniste... et la liste ne s’arrête pas là. C’est le maestro de renommée internationale, fondateur de l’Orchestre arabe de New York, qui ne cesse d’étendre le cercle de ses collaborations embrassant tout genre de musique, lui qui est convaincu que « la musique n’a pas de limite ». Il a récemment été nommé directeur du Conservatoire national supérieur de musique ». Les frères Rahbani ont innové dans la musique folklorique qui, pour la première fois, a fait preuve d’une ouverture à l’international », explique-t-il. Ayant vécu une grande partie de sa vie à l’étranger, il précise que « la guerre de 1975 a été imposée au Liban pour le fragiliser, et depuis, le pays peine à se redresser ». Face à cette réalité, Saba refuse de pointer du doigt un coupable de la décadence culturelle car, selon lui, « c’est toute une communauté qui en est responsable ». Il rajoute que durant cette guerre écrasante, le conservatoire, qui avait connu dans ses débuts un âge d’or, s’est retrouvé dans une situation de labeur et de souffrance, et « le manque de culture musicale et académique, et que l’insouciance des Libanais à l’égard de la culture et de la musique de niveau, durant cette époque, a mené au développement de nouveaux genres musicaux commerciaux qui n’ont plus cette même profondeur que celle rattachée au passé ». À la tête du conservatoire et riche de son expérience internationale, son but est de donner aux jeunes une éducation musicale qui procure, à toutes les facultés, leur plein épanouissement : « Les anciens directeurs ont fait de leur mieux pour promouvoir cet établissement et faire renaître l’âge d’or qu’il a connu auparavant, mais le manque de ressources a été le plus grand obstacle », note-il. Le nouveau directeur promet plein de changements tant au niveau des programmes académiques qu’au niveau de « la relation du conservatoire avec la communauté libanaise, en passant par les écoles, les centres culturels, les académies de musique et autres », visant à refaire de la plus grande référence musicale du pays un carrefour incontournable de la promotion de la bonne musique.


Élie Barrak : Haro sur la corruption et l’ignorance

Baigné dans la musique depuis sa plus tendre enfance, il a marqué la sphère musicale internationale en travaillant avec les plus grands artistes du monde entier, dont la célèbre soprano à la voix enchanteresse Sarah Brightman, le « Pavarotti Pop » Demis Roussos, le légendaire groupe Gipsy Kings et le virtuose du violon Abboud Abdel Al. Élie Barrak considère que la rencontre des trois géants – Assi, Mansour et Feyrouz – a marqué l’histoire du Liban depuis son indépendance et a bousculé le monde de la musique orientale en créant pour la première fois un dialecte musical libanais. Soudain, son optimisme s’est rapidement dissipé : « Après la guerre de 1975, un déclic s’est produit, et le pays s’est retrouvé trempé jusqu’au cou dans la corruption. Personne n’a servi le Liban avec honnêteté. Dans tous les domaines, quels qu’ils soient, la seule ambition des responsables était de tirer, illégalement, un maximum de profits personnels. La musique ne fait pas exception. » Selon lui, les médias audiovisuels constituent « la source même de la corruption et de l’ignorance en cherchant à tout banaliser et à aligner le bon et le mauvais », ce qui fait qu’aujourd’hui, tout le monde prétend être musicien et chanteur. Ainsi, il adresse un message d’exigence au ministère de l’Information dans lequel il lui demande d’assumer ses responsabilités et de prendre les mesures strictes afin de remédier à cette régression culturelle. L’arrangeur et ancien musicien chef de The Voice hausse toutefois le ton face à la politique du Conservatoire national et son orchestre : « Arrêtez votre discrimination ! Pourquoi les concerts de l’OPL ne se font qu’à Achrafieh ? La musique classique n’est pas consacrée à une certaine classe sociale aux dépens des autres », et demande finalement que cet orchestre soit, comme dans tous les pays du monde, à la disposition de tout artiste qui voudrait enregistrer ses compositions : « L’État sera gagnant et les compositeurs aussi », affirme-t-il.


Patrick Fayad : Où sont les artistes libanais ?

« Un interprète complet et un musicien qui cherche la vérité », c’est par ces mots que la grande pianiste française France Clidat, ou « Madame Liszt », comme l’a qualifiée le critique musical Bernard Gavoty, décrit son élève Patrick Fayad, pianiste et artiste Steinway. L’artiste franco-libanais considère que la musique classique a été inspirante pour les frères Rahbani, une sorte d’idolâtrie et de référence, mais ajoute toutefois que la sobriété et l’élégance ont été l’axe central et cardinal de leur réussite. Par ailleurs, il tente de construire un pont entre la musique savante et la musique des Rahbani en indiquant que « l’élément commun entre les deux réside dans la rigueur et le sérieux ». Fayad rappelle que la musique classique a connu au Liban, dans les années 1920-1930, un essor énorme, notamment avec un des premiers récitals de piano fait par Alfred Cortot, fondateur de la prestigieuse École normale de musique de Paris, et affirme que lors de cet âge d’or, « les organisateurs du pays ramenaient de bons artistes et déployaient de bons moyens, alors qu’aujourd’hui, il est difficile d’obtenir un bon piano ». Partant du fait que nul n’est prophète en son pays, Patrick Fayad est déçu que « les festivals préfèrent les artistes étrangers au lieu de promouvoir leurs propres artistes qui ne manquent d’ailleurs pas. Comment se fait-il qu’une sommité musicale comme Abdel Rahman el-Bacha n’ait jamais été invitée à jouer les intégrales de Beethoven ou de Chopin à Beyrouth ? ». Le jeune musicien refuse de parler de « décadence musicale », mais plutôt d’un « manque de rigueur de la part des personnes à la tête de certaines institutions musicales qui auraient dû encourager et former dans les cinquante dernières années au moins un pianiste libanais à une échelle internationale. J’espère que par l’union de l’intelligence et de la volonté, et par l’absence de corruption, nous pourrons atteindre le niveau requis mondialement ».



Lire aussi

Omar Rahbany : Sans l’art, je serais devenu le plus grand tyran de l’humanité

Pas de politique dans ce spectacle, lance Ziad Rahbani....

Dix après le départ de Mansour Rahbani, le Liban continue à fredonner les mélodies inoubliables d’une époque où « la musique des Rahbani a pu influencer la politique des dirigeants des pays arabes », d’après son fils Oussama Rahbani. Renonçant à se faire une renommée facile en flattant les engouements du public, les frères Assi et Mansour Rahbani sont parvenus à...

commentaires (2)

C,ETAIT UNE EPOQUE EPIQUE POUR LE LIBAN !

JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA

10 h 25, le 12 janvier 2019

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • C,ETAIT UNE EPOQUE EPIQUE POUR LE LIBAN !

    JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA

    10 h 25, le 12 janvier 2019

  • Le nom de Rahbani Rime avec musique, spectacle et harmonie. Synonyme de pépinière de talents. Respects et sympathie s'imposent.

    Sarkis Serge Tateossian

    10 h 12, le 12 janvier 2019

Retour en haut