Face à la porte d’entrée du tombeau du Christ, Adeeb Joudeh sirote son café du bout des lèvres. Le temps est pluvieux et sa mine morose. Des prières résonnent contre les murs de pierre. « Quand j’ai reçu le coup de téléphone, mon cœur n’a fait qu’un bond », se souvient-il. La nouvelle lui vient de ses anciens voisins : des juifs israéliens ont emménagé dans la maison familiale. Impossible, jure-t-il. Il assure avoir vendu la propriété en 2016 à un homme d’affaires palestinien, pas à « l’ennemi ». La nouvelle fait le tour de Jérusalem en moins de temps qu’il ne faut pour crier « déshonneur ». La vente de maison palestinienne à des Israéliens est un tabou absolu. D’autant qu’il ne s’agit pas de n’importe quel bien, mais de la demeure des Joudeh, gardiens des clefs du Saint-Sépulcre de père en fils depuis le temps des Croisades. « Nous sommes des Palestiniens qui vivons sous occupation israélienne. Vendre ma maison à des Juifs ce serait une honte, non seulement pour ma famille, mais aussi pour l’ensemble des Palestiniens. Jamais, assure Adeeb Joudeh, qui a une réputation à défendre. Même pas pour 100 millions ! »
Comment la maison a-t-elle finalement été acquise par des citoyens de l’État hébreu ? Cela reste pour l’instant un mystère. Qui est « le traître », se demande-t-on dans la vieille ville... Le gardien des clefs ou le richissime homme d’affaires à qui il dit l’avoir vendu ? Une ruelle étroite serpente de la porte d’Hérode jusqu’à une porte en fer de couleur sombre. Trois coups secs sur le battant font apparaître un regard suspicieux derrière les carreaux du premier étage. La fenêtre s’ouvre. Un jeune, la vingtaine, barbe hirsute, se présente comme un garde israélien en charge de la sécurité des nouveaux occupants de la maison Joudeh. Il accepte de répondre à quelques questions, mais seulement à travers les barreaux de sa fenêtre. « Question de sécurité... » Pourquoi être venu habiter dans le quartier musulman ? « On peut vivre ensemble, non ? C’est incroyable ici », sourit-il. Comment ont-ils fait acquisition de la demeure ? L’apparition d’un groupe d’adolescents coupe court à la conversation. « On ne veut pas de Juifs ici », crache l’un des jeunes. La fenêtre se referme.
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Haute trahison
Dans le conflit territorial qui fait rage depuis la création de l’État d’Israël il y a 70 ans, le marché de l’immobilier est un champ de bataille et les titres de propriété une arme de choix. C’est que chaque vente de biens de Palestiniens en dehors de la communauté émiette un peu plus leur présence dans la capitale fantasmée et rapproche Israël de l’indivision de la ville éternelle. « Étant donné la pression que subit le territoire à l’Est – en termes, notamment, de démolitions et d’absence de permis de construire – le maintien des propriétés est considéré comme un devoir sacré, sur le plan politique et aussi religieux. Se soustraire à ce devoir ne relève pas uniquement du tabou. C’est considéré comme une faute morale irréparable », analyse une source diplomatique en poste à Jérusalem. « Car du côté palestinien, on a bien conscience que si l’on cède la propriété à des Israéliens, tout retour en arrière est impossible. »
En vertu de la loi palestinienne, la vente de terres à des Israéliens constitue même un crime passible de peine de mort. Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, n’a cependant pas autorisé de telles exécutions depuis son accession au pouvoir en 2004. Mais face aux sommes astronomiques parfois proposées pour racheter des biens palestiniens, les autorités se sont fait menaçantes. Le mois dernier, alors que l’acquisition de la maison des Joudeh par des résidents de confession juive commençait à faire des remous, les autorités religieuses islamiques palestiniennes à Jérusalem avaient réaffirmé l’interdiction de la vente de biens immobiliers à des Israéliens et avaient averti que tout Palestinien impliqué dans de telles transactions se rendrait coupable de haute trahison. « La vente ou la facilitation du transfert d’une propriété à l’occupation (…) est une grande trahison de la religion, de la patrie et de la morale », avait alors déclaré les autorités en charge des Lieux saints musulmans de Jérusalem. Ce n’était pas des paroles en l’air : la semaine dernière, tous les cimetières de Jérusalem-Est ont refusé d’enterrer la victime d’un accident de voiture parce que son nom était associé à la vente d’une maison à des Juifs. Selon la presse israélienne, il a finalement été enterré sans cérémonie à l’extérieur de la capitale.
Malgré les risques et les menaces, des biens immobiliers continuent de passer d’un camp à l’autre. Plusieurs organisations visant à établir des implantations juives en territoire occupé par le rachat de terrains se sont développés ces dernières années, comme Ateret Cohanim, la Fondation Ir David (Elad), ou encore Israel Land Fund. Arieh King, directeur de cette dernière, qui est également membre du conseil municipal de Jérusalem, décrit sa mission comme « un devoir national ». « Ce devrait être le rôle du gouvernement israélien, mais puisqu’ils ne travaillent pas assez dans ce sens-là, j’ai décidé de fonder une organisation qui aiderait des Juifs du monde entier à acheter du terrain ici », explique-t-il. Lui-même vit depuis plus de vingt ans dans une colonie israélienne implantée sur le mont des Oliviers, à Jérusalem-Est.
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« Pour toujours... »
Son organisation est active à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ( « Judée et Samarie », corrige-t-il), mais aussi dans les centres arabes israéliens, comme la vieille ville d’Acre ou Jaffa, prolongement historique de Tel-Aviv. Et les affaires sont bonnes. « Parfois, on approche des propriétaires pour voir s’ils seraient prêts à vendre, mais le plus souvent, ce sont eux qui nous contactent. On reçoit des offres (de Palestiniens) tout les deux jours, parfois jusqu’à 3 ou 4 par jour. Laissez-moi vérifier mes e-mails », lâche-t-il en sortant son téléphone portable. « Ah voilà, un e-mail d’un certain Ahmad qui propose deux propriétés à Jérusalem. Les Arabes me font constamment des offres. Là, sur Facebook, pareil », explique-t-il en faisant défiler les messages de sa boîte de réception. « Un message d’un autre Ahmad, d’un Abed... un autre d’un Ammar. Ils m’appellent même sur mon numéro privé ! » « Généralement nous payons au prix du marché, parfois 10 ou 15 % de plus. Quand on parle d’une propriété qui vaut plusieurs millions de shekels ou même de dollars, 10 % de plus fait la différence. Ce n’est qu’une question d’argent », insiste cet agent immobilier de la colonisation avec une franchise déroutante. Il confie parfois utiliser des intermédiaires arabes pour faciliter la vente et brouiller les pistes. Souvent, assure ce juif orthodoxe, à la demande de vendeurs palestiniens eux-mêmes, au fait des risques qu’ils encourent. « Certains nous disent : “OK, on vend mais donnez-nous la possibilité de partir pour aller au Canada ou en Europe.” Alors on les aide avec le processus d’immigration. De mon point de vue, c’est faire d’une pierre deux coups : on achète un terrain et en même temps un Arabe quitte Israël. C’est fantastique ! C’est un privilège de les y aider », ironise Arieh King.
S’il met en avant que ses pratiques sont un moyen « pacifique » de prendre part au conflit territorial (il parle plutôt d’une guerre de religion), il regrette néanmoins la lenteur du procédé. Or, le temps est un facteur crucial : il lui faut, dit-il, acheter autant que possible avant un hypothétique accord de paix. « C’est pourquoi nous devons acquérir de plus grands terrains. Plus une maison ou un magasin à la fois – ça, ça ne changera pas la situation à la vitesse à laquelle je le veux, sauf si c’est dans la vieille ville de Jérusalem à un endroit stratégique ou qui revêt une importance historique particulière. Depuis, disons cinq ans, on se concentre donc sur de gros projets où l’on peut construire des dizaines d’appartements. De façon à amener, d’un seul coup, des centaines de Juifs. Ça peut prendre quelques années, mais le résultat final est plus intéressant, estime Arieh King. Avec 200, 300 voire 400 Juifs, soudainement on force le gouvernement israélien à appliquer sa souveraineté à cet endroit et changer la réalité du terrain pour toujours. »
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L’azuréen
21 h 56, le 16 novembre 2018