Gilles Kepel hier à Beyrouth. Crédit photo A.S.
On considère généralement que 1979 a été l’année charnière dans la région, qui explique une grande partie des évolutions de ces 40 dernières années. Vous choisissez pour votre part de commencer votre livre en 1973. Pourquoi ?
1979, c’est le moment où la crise éclate dans la lutte pour l’hégémonie entre chiites et sunnites sur l’islamisation du politique. Mais cela n’aurait pas pu éclater si les bases n’avaient pas été mises en place en 1973. C’est la guerre dite du Kippour ou du Ramadan qui va permettre à l’Arabie saoudite de devenir la puissance dominante dans la région et de marginaliser les nationalismes arabes en raison notamment de l’explosion des prix du baril de pétrole après le choc de 1973.
En même temps qu’elle détient les clés financières, l’Arabie saoudite va diffuser le salafisme comme un élément de contrôle politique et social. En 1979, la révolution iranienne apparaît pour venir mettre la domination saoudienne au défi et créer une compétition pour l’hégémonie sur le monde musulman. C’est alors que se met en place un système dont on n’est toujours pas sorti aujourd’hui.
En 1973, c’est le conflit israélo-arabe qui est structurant au Moyen-Orient avec, en toile de fond, la grande séparation Est-Ouest. Aujourd’hui, ce qui est structurant, c’est le conflit sunnito-chiite, avec bien sûr les fractures internes au sein des deux blocs, et le retour de la Russie comme maître du jeu, bien que Moscou reste un colosse au pied d’argile.
À partir des années 1970, les Frères musulmans sont concurrencés par les mouvements salafistes au sein de l’islam politique. Vous expliquez dans votre livre que les premiers s’accommodaient très bien de l’islamisme chiite, contrairement aux seconds. Comment la montée en puissance des groupes salafistes a-t-elle favorisé les tensions entre sunnites et chiites dans la région ?
On le voit dans le conflit du Yémen qui oppose aujourd’hui les houthis soutenus par l’Iran aux sunnites soutenus par l’Arabie et les Émirats. Les houthis sont de confession zaïdite, qui est une version soft de l’islam chiite. Les zaïdites et les chaféites (une des 4 écoles du sunnisme) avaient l’habitude de prier dans les mêmes mosquées. Jusqu’au moment où Mouqbil el-Ouadii, un ancien zaïdite converti au salafisme et aux pétrodollars, a fait du prosélytisme massif chez les jeunes zaïdites pour leur dire : « Vos parents sont des infidèles. » C’est cette propagation d’une pensée antichiite qui a créé le mouvement houthi. Celui-ci est ensuite allé chercher des soutiens en Iran.
Les tensions sunnites-chiites étaient beaucoup moins fortes quand les Frères musulmans dominaient la scène de l’islam politique. Mohammad Baqer al-Sadr (grand ayatollah irakien ayant fondé le mouvement islamique Da’wa) est lu par les Frères musulmans au même titre que Sayed Qotb (penseur radical au sein de la confrérie). Encore aujourd’hui, les Frères sont considérés comme plus modérés vis-à-vis des chiites. Lors d’une conversation à Paris, Mohammad Javad Zarif (ministre iranien des Affaires étrangères) m’a fait un grand éloge des Frères musulmans. Aujourd’hui, on voit bien que Recep Tayyip Erdogan, les Frères musulmans et le Qatar sont beaucoup plus favorables à un modus vivendi avec l’Iran que ne le sont les Saoudiens et les Émiratis. Je dois toutefois nuancer tout cela car, au cours de ma dernière longue interview avec Youssef al-Karadaoui (penseur influent au sein de la confrérie des Frères musulmans), il m’avait tenu des propos très violents contre le soulèvement à Bahreïn parce que celui-ci était, selon lui, l’œuvre des chiites et des Iraniens.
(Lire aussi : La « tentation radicale » de jeunes musulmans en France : minoritaire, mais « préoccupante »)
Comment les courants islamistes, puis jihadistes, sunnites et chiites, se sont influencés l’un l’autre depuis 1973 ? Et quelle est la responsabilité de l’Iran et de l’Arabie dans l’essor de ces mouvements ?
Ils ont eux-mêmes pris chacun une interprétation du sunnisme et du chiisme qui a poussé à la surenchère. L’expérience libanaise est une expérience jusqu’au lendemain de la guerre civile de cohabitation sunnito-chiite.
« Musulmans » voulait dire sunnites et chiites. Aujourd’hui au Liban, l’axe de contrôle politique clivant est là, il n’est plus entre les chrétiens et les musulmans.
Vous considérez que le salafisme est l’antichambre du jihadisme. Comment expliquer alors qu’il y ait des millions de salafistes et « seulement » des dizaines de milliers de jihadistes ?
Bien sûr, il y a des millions de salafistes qui ne sont pas jihadistes, mais les salafistes pratiquent une rupture culturelle fondamentale, une sorte de clivage qui fait que les jihadistes se nourrissent de cette idéologie pour dire : « Nous n’avons rien à voir avec les autres. » « On peut tuer X ou Y parce que ce sont des “kouffar” (infidèles). Les salafistes ne diffèrent en rien des jihadistes sur le plan intellectuel, mais ils ne le mettent pas en œuvre parce qu’ils sont dans une attitude de soumission au waliy el-amr. C’est le prince qui décide au final.
La politique a-t-elle repris le dessus sur le religieux ?
Dans le monde salafiste, oui. Ils ne font pas directement de politique. En Égypte, les salafistes non jihadistes manifestent aux coptes une hostilité sans faille. Abdel Fattah el-Sissi s’appuie sur eux parce qu’il a cassé les réseaux sociaux des Frères musulmans dans les quartiers populaires. L’Égypte est un pays dans lequel vous aviez deux appareils de pouvoir en parallèle : l’armée, qui s’occupait de la diplomatie, des affaires étrangères et des grands travaux, et les Frères qui s’occupaient du social. À partir du moment où les Frères ont été détruits, avec la plus forte répression qu’il y ait eu, il fallait bien qu’il y ait quelque chose qui serve de chambre de compensation, et ce sont les salafistes qui ont récupéré cette fonction sociale.
Le fait que l’Égypte soit aujourd’hui financièrement dépendante de l’Arabie saoudite rend-il le contrôle des mouvements salafistes plus facile pour Sissi ?
Oui, bien sûr. Le renversement de Mohammad Morsi a été abondamment soutenu et financé par le bloc saoudien, les Émirats et même le Koweït pour éliminer les Frères comme concurrents du leadership saoudien dans le monde sunnite. Au fond, en 2013, l’alliance Turquie-Qatar, avec Morsi en Égypte, avec la Tunisie, avec une partie de la Libye, avec le Hamas et une partie de l’opposition syrienne qui était à ce moment-là à dominance « frériste », commençait à devenir un très gros morceau. Le rêve des Frères de disputer aux Saoudiens l’hégémonie sunnite était près de se réaliser. C’est à ce moment-là que l’axe saoudien est intervenu.
La concurrence au sein du monde sunnite bat aujourd’hui encore son plein. Quand Erdogan a distillé les informations sur l’affaire Khashoggi (en référence au journaliste saoudien tué dans le consulat de son pays à Istanbul), il s’adresse à ses députés en leur faisant le signe rabi’a (quatre), signe de ralliement aux Frères musulmans. L’affaire Khashoggi a permis à la Turquie de gagner des points contre l’Arabie. Je pense que cela va aboutir à la fin de l’embargo contre le Qatar. C’est aussi un élément important dans la lutte pour l’hégémonie sunnite entre les Frères et l’Arabie saoudite.
(Lire aussi : Le salafisme est-il l’antichambre du jihadisme ?)
Les divisions au sein des maisons sunnite et chiite peuvent-elles atténuer les tensions sunnito-chiites ?
Tout le monde doit aujourd’hui trouver un compromis sur la Syrie. Les sanctions américaines contre l’Iran ont déjà conduit à la baisse de 50 % des exportations iraniennes, et les sanctions vont encore augmenter à partir de lundi. L’Iran n’a plus les moyens aujourd’hui de sa politique. Il ne peut plus mener en Syrie une politique déterminée seulement par son propre intérêt. Pour Téhéran, la Syrie, c’est son axe de défense ; c’est à partir de là qu’il peut attaquer Israël. Or, paradoxalement, les succès du Hezbollah font que pour les Israéliens, si un missile vient du Liban, ils répliqueront en bombardant Beyrouth et ne prendront plus le risque de s’embourber au Liban-Sud. Et le fait est qu’il n’y a plus de missiles en provenance du Liban. Les Iraniens et leurs obligés peuvent utiliser la Syrie pour lancer leurs missiles, mais lorsqu’ils le font, les Israéliens bombardent tout et mettent les Russes dans l’embarras.
Ce qui démontre les différences d’intérêts entre Russes et Iraniens en Syrie…
L’agenda russe et l’agenda iranien ne sont pas tout à fait les mêmes en Syrie. Il n’est pas question pour les Russes qu’il y ait seulement une victoire militaire qui les obligerait à maintenir un contingent et à s’enliser en Syrie. Vladimir Poutine était colonel du KGB en 1989 à Dresde et, de ce fait, il sait ce que signifie l’enlisement de l’Armée rouge en Afghanistan. Il ne veut surtout pas la même chose. Il sait aussi que la Syrie est un pays massivement sunnite, donc il faut qu’il y ait un compromis. De ce fait, les Iraniens n’ont pas complètement les coudées franches, mêmes s’ils restent très utiles car ils forment l’infanterie avec les milices chiites, dont le Hezbollah. Les intérêts de Moscou et Téhéran divergent également sur les plans économique et énergétique.
L’Iran et la Russie sont tous les deux exportateurs de gaz. C’est pourquoi la Russie n’a pas trop intérêt à ce que le gaz iranien inonde le marché. C’est plutôt avec l’Arabie saoudite et avec Israël que la Russie a le plus d’éléments de complémentarité à ce niveau-là. Moscou a passé un pacte avec Riyad pour permettre aux prix du baril de se maintenir à des prix élevés.
En même temps, les Russes ont un PIB qui est entre celui de l’Italie et de l’Espagne. Ils ne peuvent pas assurer la reconstruction du Levant, qui est à mon avis le grand enjeu à venir. Les Russes pensent que les Chinois vont payer, mais les Chinois n’ont pas grand-chose à faire de la Syrie. Pour les Européens, la reconstruction de la Syrie doit être un enjeu fondamental aussi parce que, avec la baisse tendancielle des cours du pétrole, relativisée par l’alliance russo-saoudienne, le Levant devrait pouvoir retrouver sa place. Il devrait profiter de la crise du Golfe pour s’affermir.
Malgré leur insistance à montrer qu’ils ne tiennent pas à la personne de Bachar el-Assad, les Russes n’ont pour l’instant rien fait pour pousser le régime à modérer sa position. Est-ce qu’ils ne veulent pas ou est-ce qu’ils ne peuvent pas lâcher le président syrien ?
Les Russes ont besoin d’Assad pour l’instant, mais après… À Moscou, on ne m’a pas parlé du président syrien en des termes chaleureux. Mais les Russes ne peuvent pas lâcher Assad avant d’avoir récupéré la province d’Idleb. Et puis il y aura la négociation avec les Occidentaux sur le sort de l’Est syrien, où sont situées toutes les ressources pétrolières.
À Idleb, Erdogan a gagné des points et a montré sa volonté de maintenir la Turquie dans la durée en Syrie. En 1938, la France, exsangue militairement face à la Turquie, a dû céder le sandjak d’Alexandrette à Atatürk. Est-ce que Afrine, al-Bab et Jarablous, régions syriennes qui sont aujourd’hui dominées par les Turcs, ont vocation à être « sandjakisés » ? C’est une question qu’on peut se poser.
Au nom d’un néo-ottomanisme ?
J’ai longuement pu interviewer Davotuglu (ancien Premier ministre turc, architecte de la diplomatie turque de l’AKP) il y a six mois. Il était très clair qu’il n’était pas du tout sur la position d’Erdogan. La rupture entre les deux vient du fait qu’à un néo-ottomanisme frériste s’est substitué un néo-atatürkisme peinturluré en vert avec comme obsession de combattre l’irrédentisme kurde.
Vous parlez moins de la responsabilité des régimes autoritaires dans la radicalisation de l’islam politique. Comment le régime syrien a-t-il contribué à la propagation de ce phénomène ?
Hafez el-Assad avait une attitude sans aucun compromis avec les Frères musulmans. Son fils, confronté à une explosion démographique gigantesque et au fait que tout le réseau des services sociaux du baassisme se soit effondré, a fini par faire comme les autres. C’est-à-dire qu’il a laissé les salafistes s’occuper des questions sociales, plutôt que les Frères qui étaient dans une logique d’hostilité à son égard. Quand le soulèvement a commencé, les réseaux salafistes ont basculé dans l’autre sens, et à partir d’octobre 2011, la plupart des gens qui avaient été arrêtés ont été remis dans la nature de manière qu’ils aillent faire péter l’opposition. Les généraux algériens avaient utilisés la même stratégie dans les années 90 sous les conseils des mêmes parrains russes. Le GIA (Groupe islamiste armé, en Algérie) a empêché, du fait de sa monstruosité, l’identification de la population algérienne à la révolte et a, in fine, favorisé le maintien au pouvoir des généraux. De la même façon, Daech a fabriqué un monstre tel que le régime Assad s’est trouvé beaucoup de soutien, notamment à l’extérieur.
Votre livre a vocation à être un manuel de compréhension des crises de ces 40 dernières années. Quelles sont les clés selon vous pour sortir de ce chaos moyen-oriental ?
La Syrie comme lieu de belligérance maximale me semble épuisée. Parce que tout le monde est plutôt dans un objectif où on essaye de tirer le maximum d’avantages dans la structure postguerre.
Ainsi, l’une des clés, me semble-t-il, c’est le Levant puisque c’est là que se sont concentrées toutes les crises. Si les questions syrienne et irakienne peuvent se régler, si on arrive à reconstituer une aire de prospérité au Levant, on aura certainement beaucoup avancé, y compris pour le reste. Tant que les différentes forces dans la région pensaient qu’elles pouvaient gagner la guerre en Syrie, il n’y avait aucune solution possible. Mais il y a aujourd’hui l’espoir que se construisent des formes de compromis politiques.
Les protagonistes peuvent-ils sortir d’une logique gagnant-perdant ?
On a atteint un point de non-retour avec le paroxysme de la crise syrienne qui, me semble-t-il, fait que les différents acteurs n’ont plus nécessairement les moyens de mener une politique jusqu’au-boutiste.
Vous reprochez souvent à certains de vos collègues de nier les facteurs communautaire et religieux dans leur analyse de la région. Ne prenez-vous pas le risque, en faisant de la radicalisation de l’islam, le principal vecteur du chaos actuel, de tomber dans l’excès inverse ?
Je n’ai pas l’impression, non. Je suis extrêmement sensible aux enjeux sociaux et politiques. Le religieux n’a de l’importance qu’à partir du moment où il devient un langage qui permet à un certain nombre d’acteurs de se positionner. Ce qui m’a importé, c’est de comprendre comment, pendant ces 40 années, s’est construit la dialectique du baril et du Coran. Mais je pense que cela ne peut plus fonctionner. La baisse tendancielle du baril de pétrole rend la chose impossible, et du reste l’Arabie saoudite, quoi qu’on pense de ses actuels dirigeants, est en train de fondamentalement changer. Un certain nombre de Saoudiens ne font plus mystère en privé de leur athéisme. J’ai rarement rencontré autant d’athées qui se disaient tels qu’en Arabie saoudite.
Pourquoi alors ne pas parler de ce phénomène, la montée de l’athéisme, dans votre livre ?
Parce que je pense qu’il n’est pas encore un facteur politique. Mais il est présent dans certains cercles de décision. C‘est très difficile à jauger parce que les gens ont encore du mal à en parler publiquement.
Les changements sont en train de se produire, mais je fais très attention parce que, lorsque j’avais écrit mon livre Jihad (2000), je m’étais basé sur un phénomène réel qui était que les jihadistes avaient perdu la bataille en Algérie, en Égypte et en Bosnie. Mais je n’avais pas prévu que Ayman al-Zawahiri (idéologue d’el-Qaëda) et Oussama Ben Laden feraient la même lecture et que c’est ainsi qu’ils inventeraient le modèle de jihadisme de deuxième génération. Puis la troisième génération est arrivée avec Daech.
Cette troisième génération est-elle encore en expansion ?
En termes organisationnels, la troisième génération est en crise. Elle est toujours convaincue par cette idéologie, mais son modèle opérationnel ne fonctionne plus. Cela n’empêche pas toutefois la possibilité qu’apparaisse une quatrième génération. Quand j’ai commencé le livre, je ne pouvais guère mettre de terme à la troisième génération. On peut aujourd’hui considérer que la chute de Raqqa est sa fin symbolique. Ils sont encore présents, mais ils ont perdu leur momentum.
*Gilles Kepel interviendra samedi 3 novembre au Salon du livre dans le cadre d’un grand entretien avec Loulwa al-Rachid et Nassif Hitti.
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Le problème du MO c’est justement le trop plein du religieux, à tel point qu’on en fini par se demander : mais où est passé l’étre humain ?
20 h 29, le 04 novembre 2018