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Nos Lecteurs ont la Parole - par Bélinda IBRAHIM

Ne laissons pas couler nos journaux !

Il a fallu que je tienne entre mes doigts le journal tout entier, plié et présenté sur l’étagère d’une papeterie, pour qu’un puissant électrochoc opère son effet renversant sur moi. J’ai très rapidement tâté les autres, tout aussi chétifs, ces rares qui survivaient encore, et j’ai eu ce sentiment horrible d’un délabrement sans précédent. L’épaisseur de jadis a fait place, petit à petit, à quelques rares pages qui tiennent à peine entre deux doigts. Un peu comme une chevelure, autrefois dense, à laquelle il subsiste quelques cheveux clairsemés, ou bien encore une forêt décimée dont les arbres se compteraient sur les doigts d’une seule main. Il faut dire que le changement s’étant opéré lentement, mais non moins sournoisement, la pilule s’était fait avaler plus facilement.

Oui, nous avons compris que les réseaux sociaux avaient eu raison de tout, que les nouvelles se répandaient comme une traînée de poudre sur Twitter and co. ; que le temps d’imprimer un journal, il était déjà trop tard, qu’il n’y avait plus de place pour les scoops, mais uniquement pour les analyses en profondeur. Que désormais, on avait accès à tout ce qui pouvait se passer en temps réel et que nous étions devenus tous des informateurs en puissance. Des e-journalistes qui titrent, expliquent, jugent, argumentent, statuent, et qui se prennent surtout très au sérieux. Tant et si bien que le journal version papier est devenu le bouc émissaire de la presse 2.0, le principal accusé pointé du doigt dans le box de la résistance antimodernité. Désormais mis au banc de la société parce que symbole vétuste dans une époque certes tactile, mais uniquement sur écran. Le toucher papier est devenu has been.

Constat terriblement affligeant. Où a disparu ce journal que l’on se partageait en famille ? L’un prenait la page « Loisirs » et croisait les mots, l’autre celui des faits divers ainsi que l’incontournable « Carnet » avec ses bonnes et ses mauvaises nouvelles, un troisième se jetait sur la page « Sport » et passait en revue tout ce qui se racontait sur son hobby favori, un autre s’appropriait la page « Économie » et ainsi de suite. Le journal était quasiment dépecé, effeuillé. Tout le monde passait en revue la une et les très nombreuses pages se retrouvaient quelques heures plus tard éparpillées aux quatre coins de la maison. Il fallait après cela le rassembler dans le bon sens, veiller à vérifier que le compte était bon et qu’il ne manquait pas par exemple la page « Télé » qui avait tendance à traîner dans la salle de séjour !

Comment avons-nous pu oublier tout cela ? Ce plaisir fou à s’arracher les pages, à se les échanger ; ces coupures de journaux que nous gardions bien rangées dans des classeurs, afin de les préserver des dégâts du temps qui passe et que nous consultions des années plus tard – aujourd’hui encore ! – les yeux ravis ?

De grâce, ne laissons pas nos journaux couler, abonnons-nous massivement à leur version papier, un mojito de moins sur un rooftop, mais un journal de plus. Ça ne coûte pas grand-chose, ce petit effort. Qu’ils regagnent donc en épaisseur ! Achetons-les à un vendeur à la criée, redécouvrons ces plaisirs que l’on pense, à tort, démodés. Les économies de bouts de chandelles ne devraient pas se faire sur le dos de la presse parce que c’est à la presse écrite sur papier et à ses archives que nous devons notre histoire. En la supprimant, nous effaçons une partie de notre ADN, celle que seule l’encre visible est encore capable de retranscrire…

L’être libre est celui qui défait les phénomènes de mode et casse le panurgisme aveugle et non pas l’inverse… Le papier a besoin de nous, ne le laissons pas prendre l’eau…

Il a fallu que je tienne entre mes doigts le journal tout entier, plié et présenté sur l’étagère d’une papeterie, pour qu’un puissant électrochoc opère son effet renversant sur moi. J’ai très rapidement tâté les autres, tout aussi chétifs, ces rares qui survivaient encore, et j’ai eu ce sentiment horrible d’un délabrement sans précédent. L’épaisseur de jadis a fait...

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