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Moyen Orient et Monde - Maroc

À Jerada, les mines du désespoir

Un vaste mouvement de revendications sociales a agité cette ville minière marocaine au début de l’année. Dix mois plus tard, les mesures promises par l’État ne semblent pas avoir changé le visage de cette ville sinistrée. Plus de 90 personnes seraient toujours détenues suite aux manifestations.

Manifestation après les funérailles de deux frères morts dans une mine de charbon abandonnée à Jerada, en décembre dernier. Photo archives AFP

Ce soir-là, Farid est sorti tard de son puits. Son visage, cerclé de petites lunettes de vue et entièrement noirci par le charbon, est marqué par la fatigue. Ses mains, elles aussi noires de suie, tiennent un gros sac rempli de charbon, jeté sur le dos. « D’habitude, je descends dans le puits vers 6h et j’en ressors en milieu d’après-midi. Mais aujourd’hui, deux amis sont restés coincés au fond d’une galerie », explique le jeune mineur. Il est 19h. Son visage conserve un sourire chaleureux, pourtant. Comme si l’incident faisait partie de la routine. « Leur corde avait cédé. Mais on a pu les sortir », décrit-il.

En décembre dernier, deux amis de Farid n’ont pas eu cette chance. Pendant qu’ils creusaient, de l’eau est brusquement entrée dans leur galerie. Malgré les efforts des mineurs et des pompiers, ils sont morts noyés. Cette fois, Farid a perdu son grand sourire. « J’étais en ville quand on m’a appris la nouvelle. J’ai couru directement jusqu’au puits. Je pleurais en même temps. Cette nouvelle m’a brisé », se souvient-il. L’émotion avait alors gagné les habitants, qui manifestaient depuis la veille contre le prix de l’eau et de l’électricité. C’était le début du « hirak » de Jerada, ce mouvement de revendications sociales qui allait secouer cette ville de l’est du Maroc pendant des mois, avant que des heurts avec les forces de l’ordre y mettent fin en mars dernier. Une mobilisation qui fait écho à l’autre « hirak », celui d’al-Hoceima, dans le Rif, en 2016-2017.

Farid, 33 ans, travaille depuis 15 ans dans les mines. Il est aussi descendu dans la rue. « Je voulais que les conditions de travail changent pour les mineurs », explique-t-il. Rapidement, les revendications se sont élargies à d’autres domaines (santé, justice, etc.). Farid a alors décidé d’arrêter de manifester. Il souhaitait que ce hirak aide avant tout les travailleurs du charbon. « Je voulais aussi que l’on nous offre d’autres opportunités de travail. J’en ai marre de risquer ma vie tous les jours », affirme-t-il. Farid gagne, selon les semaines, entre 22 et 36 euros. Marié, il a une petite fille.

Autour de lui, les collines de Jerada sont couvertes de dizaines de trous, entourés de gros tas de terre noire. Ce sont les fameux puits clandestins dans lesquels travaillent, comme lui, des milliers de mineurs. Ceux qui sont actifs sont surmontés d’une manivelle qui sert à descendre les hommes attachés à une corde. Au bas des collines, le charbon est trié selon sa qualité et réparti dans des sacs d’une cinquantaine de kilos pour être vendu à des intermédiaires.


(Lire aussi : À Casablanca, les partisans du Hirak du Rif réclament la libération des détenus)


L’État entre promesse et répression
Jerada, avec officiellement 43 000 habitants aujourd’hui, ne s’est jamais remise de la fermeture de la grande mine de Charbonnages du Maroc (CDM) en 2001. Cette entreprise a employé jusqu’à 8 000 personnes. Les promesses de reconversion de la ville n’ont pas été tenues. Résultat, des milliers d’habitants sont partis et ceux qui restent sont souvent contraints de descendre dans les puits clandestins. La silicose, cette maladie respiratoire provoquée par le charbon, fait des ravages.

« Les membres du hirak avaient trois revendications principales : une alternative économique pour la ville, la poursuite des responsables qui ont créé cette situation et la baisse du prix de l’eau et de l’électricité », explique Mohammad el-Ouali, du syndicat de la Fédération nationale de l’enseignement et membre de l’Association marocaine des droits humains (AMDH). Des responsables gouvernementaux se sont déplacés au début de l’année pour annoncer des mesures. Parmi celles-ci : le déploiement de services de santé, le développement de projets agricoles, notamment en coopératives, des mesures sociales pour les anciens employés de CDM ou encore la création d’une zone industrielle.

L’État a aussi promis de délivrer de nouvelles licences d’exploitation du charbon et de créer des coopératives de mineurs. « Rien de tout ça ne se fera », s’inquiète pourtant Mohammad el-Ouali. Selon Houssine Guermat, responsable à Jerada du syndicat Union marocaine du travail (UMT), les coopératives de mineurs auraient commencé leur activité. « Les mineurs qui travaillaient de manière informelle ont pu les rejoindre. Elles ont déjà vendu 200 tonnes de charbon », assure-t-il. L’Orient-Le Jour n’a pas pu visiter ces différents projets ni rencontrer un responsable officiel, malgré plusieurs requêtes.

Si au départ les autorités ont autorisé les manifestations et discuté avec les représentants du hirak, la situation a brusquement changé le 14 mars. De violents incidents ont éclaté avec les forces de l’ordre. Une voiture de police a renversé un jeune manifestant, toujours hospitalisé aujourd’hui. Les manifestations se sont arrêtées peu après et de nombreuses arrestations ont eu lieu. Selon l’AMDH, plus de 90 personnes sont aujourd’hui détenues.

« Nous craignons que les condamnations soient sévères car ils sont poursuivis pour des faits très graves, qui peuvent aller jusqu’à 15 ans de prison », souligne Jaouad Tlimçani, président de la section de Oujda de l’AMDH. Fin juin, des leaders du hirak d’al-Hoceima ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison. Une grâce du roi Mohammad VI a ensuite permis en août la libération de 188 détenus de ce hirak, mais pas les leaders.

Le frère de Farid est en prison depuis quatre mois. Il assure ne pas savoir pourquoi. « Il a manifesté et il ne faisait que demander ses droits ! » assure-t-il. Malgré le hirak, malgré les promesses de l’État, il n’a qu’une idée en tête : quitter la ville qui l’a vu grandir. « Je m’en remets à Dieu et j’espère pouvoir un jour commencer une nouvelle vie. Loin des puits. Loin du danger. »


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Ce soir-là, Farid est sorti tard de son puits. Son visage, cerclé de petites lunettes de vue et entièrement noirci par le charbon, est marqué par la fatigue. Ses mains, elles aussi noires de suie, tiennent un gros sac rempli de charbon, jeté sur le dos. « D’habitude, je descends dans le puits vers 6h et j’en ressors en milieu d’après-midi. Mais aujourd’hui, deux amis sont...

commentaires (1)

Bon article qui explique la situation à Jerada au Maroc proche de Oujda dans le "Rif" au nord (frontière avec l'Algérie).

Stes David

10 h 56, le 02 octobre 2018

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Commentaires (1)

  • Bon article qui explique la situation à Jerada au Maroc proche de Oujda dans le "Rif" au nord (frontière avec l'Algérie).

    Stes David

    10 h 56, le 02 octobre 2018

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