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Idées - Services publics

Électricité : le privilège injustifiable de Beyrouth

Des câbles électriques à Sibline (Chouf). Aziz Taher/Reuters

Les récentes polémiques sur le lieu de connexion de la barge électrique Esra Gul ont à nouveau souligné l’inégalité d’approvisionnement en courant des différentes régions libanaises, au détriment des périphéries du pays. Leurs habitants doivent, plus encore que les autres, supporter les coûts de l’abonnement à un générateur, dont le poids est inversement proportionnel au revenu. Cette inégalité est donc à la fois géographique et sociale.

Il est moins connu que cette inégalité est aggravée par un mécanisme de subvention invisible, lié à l’écart entre le coût de revient et le tarif payé par les abonnés, qui bénéficie de manière disproportionnée aux ménages les plus aisés et en particulier aux habitants de la capitale. Une nouvelle inégalité géographique et sociale s’ajoute donc à la précédente. C’est ce que démontre pour la première fois une étude que j’ai récemment menée sur le sujet.


(Lire aussi : Karadeniz défend son bilan et ses navires-centrales)


Facturation régressive

Le tarif de l’électricité n’a pas été réévalué depuis 1994, alors que le coût de revient – indexé sur le prix des hydrocarbures – a beaucoup augmenté depuis, malgré des oscillations constantes. En 2009, le tarif ne correspondait en moyenne qu’à 55 % du coût de production du kilowattheure (KWh), selon les données publiées dans le Plan stratégique national pour le secteur de l’électricité (PSNE) de 2010. La structure du tarif est supposée refléter un principe de justice, avec des paliers progressifs allégeant la charge qui pèse sur les petits consommateurs, supposés être les plus pauvres. Toutefois, dans une étude publiée en 2009, la Banque mondiale a montré que la prise en compte des coûts fixes dans la facture EDL conduisait en réalité à une facturation régressive pour les petits consommateurs (jusqu’à 300 KWh). De fait, toutes les catégories d’usagers bénéficient de ces subventions et seule la part de la consommation supérieure à 500 KWh est payée à un tarif supérieur au coût de revient. Autrement dit, plus la consommation est élevée, plus les usagers sont subventionnés – via un mécanisme invisible – par l’État.

Or mon étude souligne que les inégalités géographiques dans la durée d’alimentation électrique accentuent significativement cette distorsion. Depuis 2006-2007, Beyrouth reçoit en moyenne 19 à 21 heures de courant par jour, contre 12 pour les autres régions, voire moins (cela dépend des années et de la période de l’année). Mécaniquement, les résidents de la capitale consomment plus d’électricité publique et perçoivent donc plus de subventions.La démonstration de cette hypothèse a été rendue possible par la confrontation des données issues du PSNE, de l’étude précitée de la Banque mondiale et des données géographiques sur les abonnés d’EDL et leur consommation recueillies dans l’Atlas du Liban publié en 2016 par l’IFPO. Ces résultats fournissent une estimation valable pour l’année 2009, dont l’ordre de grandeur demeure comparable jusqu’à aujourd’hui, malgré des variations liées au prix du pétrole, qui détermine de facto le montant des subventions. Au total, le montant de cette subvention liée au tarif en 2009 était de l’ordre de 495 millions de dollars, à comparer avec 300 millions de « pertes » techniques et non techniques (vol et non-paiement), sur lesquels les hommes politiques se focalisent habituellement. Si l’on en vient à la répartition géographique de ces subventions invisibles, Beyrouth municipe en reçoit 21 % (environ 100 millions de dollars par an) pour 13 % des abonnés, avec une alimentation bien plus longue. Le reste de la banlieue reçoit 36 % des subventions pour 29 % des abonnés (avec seulement 15 heures de courant par jour). Trois autres régions reçoivent proportionnellement plus de subventions par habitant : Bickfaya, Kesrouan, Saïda. À l’inverse, les régions périphériques les plus pauvres de Baalbeck, Jeb Jannine, Nabatiyé, Tyr, Tripoli et Akkar Minieh reçoivent en proportion moitié moins que la proportion d’abonnés qui y vivent.


(Lire aussi : Hausse des prix du pétrole : comment EDL aurait pu économiser des millions de dollars)



Double peine

Ainsi, deux mécanismes se combinent pour expliquer la répartition inégale des subventions : d’une part le haut niveau de consommation électrique, lié à un niveau de vie et une activité économique plus élevées et donc à l’utilisation de plus d’appareils ; et d’autre part les inégalités de rationnement électrique, qui mécaniquement permettent une consommation plus continue et donc plus élevée. Dans les régions les plus pauvres, c’est donc la double peine !

Ces calculs ne prennent pas en compte la consommation des réfugiés syriens depuis leur arrivée massive, qui représente une forte pression sur l’entreprise publique : une étude publiée en 2017 par le ministère de l’Énergie et le Programme des Nations unies pour le développement a estimé son poids à 330 millions de dollars. Toutefois, l’écrasante majorité des réfugiés syriens vit en dehors de Beyrouth municipe et supporte donc les mêmes coupures que la plupart des Libanais. De plus, leur consommation moyenne est basse, ils bénéficient donc moins que les autres usagers de ce mécanisme de subvention.

Ces résultats invitent à poser le débat des raisons et des conséquences de cette inégalité géographique. Si elle est parfois justifiée par des fraudes qui seraient plus élevées dans ces régions, peu de données le prouvent. De plus, comme les consommations sont plus élevées dans les régions centrales, le coût des fraudes y est sans doute plus lourd qu’on ne le dit. En 2009, puis en 2011, les ministres de l’Énergie Alain Tabourian puis Gebran Bassil ont par deux fois proposé un rééquilibrage de la distribution. Cette mesure a été refusée par le Conseil des ministres, notamment au nom de l’argument de la pollution qu’un usage accru des générateurs ne manquerait pas d’entraîner à Beyrouth. D’autres raisons peuvent être imaginées, telles que l’intérêt pour EDL de privilégier Beyrouth, où le taux de fraudes est relativement plus bas. Toutefois, chaque kilowattheure consommé revient en pratique à offrir un demi-kilowattheure aux abonnés, ce qui constitue un cadeau particulièrement onéreux dans la capitale, alors même que ses habitants sont globalement plus aisés. Il n’est pas certain que le pays puisse se permettre de continuer à subventionner le tarif électrique alors qu’EDL croule sous ses dettes, que les contribuables actuels et futurs vont devoir payer. Il paraît en tout cas injustifiable que les principaux bénéficiaires du système soient ceux dont le service est le moins affecté.

Une version en anglais de cette tribune est disponible sur le site du Lebanese Center for Politic Studies.

Eric Verdeil est géographe, professeur au Centre de recherches internationales de Sciences Po (Paris) et chercheur associé au LCPS. Dernier ouvrage : Atlas du Liban : les nouveaux défis (codirection avec Ghaleb Faour et Mouïn Hamzé, IFPO 2016).




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