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Culture - Photographie

Toufic Beyhum, des « amojis » et des émotions

Nul n’est prophète en son pays, et c’est dommage... Toufic Beyhum est un photographe à découvrir. Entre humour et poésie, son travail prend des airs de reportage sociologique. Le coup d’œil de l’artiste en plus.

Amoji « Shocked Amazing » 2017-2018. Photo DR

Il a quitté le Liban il y a plus de 35 ans, fuyant un pays dévasté par la guerre civile. De la pub à la photo, il a trouvé un langage qui illustre au mieux ses envies et sa vision du monde. Le travail de Toufic Beyhum, exposé à Londres, Berlin, Los Angeles et Dubaï, mais, étonnamment, jamais au Liban, exprime un savoir-faire et une précision mis au service d’émotions multiples. De cette enfance vécue dans les conditions difficiles de la guerre civile, il garde des souvenirs précis qui le lient encore à ce pays devenu secondaire et surtout un étonnant parfum de liberté. Imbibé du monde de la publicité (il a

travaillé pour Léo Burnett, Y&R, BBDO, McCann), autant que de la rue et de toutes les cultures qu’elle véhicule, son regard et son message sont un mélange de traditions et de modernité. La coexistence de mondes qui apprennent à se tolérer. S’aimer, peut-être. Ses derniers travaux s’appuient, chacun, sur un thème où Orient et Occident se retrouvent, où l’islam se rajeunit et l’Afrique s’amuse. Avec Mecca en 2011, il a choisi de témoigner d’un lieu, d’une croyance, avec des photos d’une belle légèreté. En 2015, il revient sur l’islam moderne avec Thobes & Creps. Une série de photos d’espadrilles qui définissent le jeune musulman de la mosquée de Brixton, à Londres. Burqa, en 2016, a lancé sa collaboration avec des artisans. Ici, il s’agissait de faire une série de portraits d’hommes portant une cagoule en cuir et des plumes de faucon, inspiré des capuches de faucon et fabriqués par des artisans locaux. Les visages sont troublants, le port de tête droit, les hommes mis en scène sobrement. Un contraste avec son dernier travail, Amoji, version africaine des emojis, imprégné de spontanéité, d’humour, de couleurs d’Afrique, de sourires, de jeunesse, mais aussi de tradition.

Toufic Beyhum s’est prêté au jeu des mots-indices avec L’OLJ, de la Namibie où il vit depuis deux ans. Une belle découverte, artistique et humaine.


Souvenirs d’enfance

J’avais 9 ans lorsque j’ai quitté le Liban en bateau, pour Chypre. Nous étions en 1983 et le pays était en peine guerre civile. J’ai eu des parents très aimants. Nous vivions à Beyrouth et, pour des raisons de sécurité, nous passions de nombreuses nuits dans l’ « abri » de notre immeuble, dans le couloir de la maison, en train de rédiger nos devoirs, ou à plat ventre dans le bus scolaire. Mais je me souviens d’y avoir grandi en toute liberté.

Quand je partage ces souvenirs avec mes amis européens en disant que j’ai quand même eu une belle enfance, ils pensent que je suis fou !

Je passais le plus clair de mon temps à jouer en extérieur, faire du vélo, me prendre pour un soldat. Même à l’école, notre cour de récréation était un grand bac à sable avec quelques arbres. Nous devions faire preuve d’une grande imagination. La plupart du temps, je dessinais. Mes parents adoraient l’art et notre appartement était truffé d’œuvres. Ma famille maternelle était très artistique, une famille de poètes (mon grand-père est Nizar Kabbani), écrivains, artistes et photographes.


(Lire aussi : Photographier son héritage pour qu’il ne puisse jamais disparaître)


Passion pour la photo

Elle a démarré à 16 ans, dans ma chambre noire. J’étais le plus jeune étudiant à la Heatherfields School of Fine Arts, une école d’art située à Londres. Ma mère, qui m’a toujours encouragé, savait que je n’étais nullement intéressé par les maths, l’économie ou la physique, mais par l’art. En fait, j’ai appris le développement et le tirage des photos avant même d’avoir appris, tout seul, à en prendre. On m’a enseigné le dessin, mais pas la photo.

Carrière professionnelle

Durant mes études, j’ai décidé d’utiliser tout ce que j’avais appris pour faire de la publicité. Je suppose que c’est mon sang libanais qui a parlé et m’a rappelé qu’il me fallait « vendre » de l’art. J’étais également intéressé par la psychologie et la sociologie, ce qui m’a poussé à devenir créatif dans la pub. Je n’ai jamais regardé en arrière. Je suis actuellement directeur créatif et basé en Namibie. J’ai travaillé avec des agences internationales à New York, Londres, Berlin et Dubaï.

Travail et inspirations

Mon travail ressemble à du reportage, mais je me suis lancé dernièrement dans la photo conceptuelle. Ma série « Burqa » en était le premier essai. L’idée était de fabriquer à Londres des masques en cuir avec des plumes de faucon pour hommes. Il m’a fallu un an d’exploration et d’essais avant de trouver la personne idéale pour les exécuter. Cette série est exposée en permanence au Los Angeles County Museum of Art à Los Angeles et au Frances Lehman Loeb Art Centre à New York. Je m’inspire de la vie quotidienne et des cultures qui disparaissent, ce qui peut ressembler à un message politique parfois. Le dénominateur commun, la démarche commune sont de documenter les cultures et les individus.



La Namibie

J’y suis à cause de ma belle femme, qui est namibienne. Nous nous sommes rencontrés à Cape Town et avons vécu depuis à Berlin et Londres. Son pays lui manquait, alors nous avons décidé de nous y installer avec nos garçons. Je travaille toujours dans une agence de publicité, Advantage Y&R. La Namibie est un pays magnifique, avec ses grands espaces et sa nature incroyable.

Amoji

Depuis que nous nous sommes installés en Namibie, il y a deux ans, j’ai remarqué que les Namibiens devenaient de plus en plus dépendants de leurs téléphones portables, comme d’ailleurs le monde entier. Les gens marchent comme des zombies, le regard fixé sur leur téléphone, parcourant leurs réseaux sociaux, s’envoyant des WhatsApp, car ils sont bon marché et accessibles à tous.

Un jour que je me promenais dans un marché artisanal, j’ai découvert tout ce superbe travail du bois et pensé qu’il serait intéressant de convaincre ces artistes de créer des emojis à la manière africaine. J’en ai trouvé deux à qui j’ai demandé de me fabriquer sept pièces, inspirées des émoticônes les plus populaires chez eux. Il nous a fallu six mois pour les produire en bois, plumes, coquillages et matériaux recyclables. Lorsque j’étais satisfait du résultat, j’ai voyagé à travers le pays avec ces masques que j’ai baptisés amojis (la version africaine des emojis) et ma caméra. Et j’ai demandé à des passants s’ils acceptaient de poser pour moi. Le plus drôle, c’est qu’ils ont tous identifié les emojis en souriant. Ils ont choisi leur amoji et j’ai fait mes photos sans aucune mise en scène. Les personnes ont été photographiées telles quelles et dans leur propre environnement. C’est pourquoi il s’agit, dans un sens, d’un reportage conceptuel.


Le Liban

J’y étais en 2017, à Noël, pour voir mon père et ma famille. C’était la première fois que mes enfants découvraient Beyrouth. Ils ont adoré ! Je n’ai jamais exposé au Liban, mais un projet est peut-être en cours pour 2019… Mon travail se trouve dans des musées à Los Angeles, dans des collections permanentes à New York. Mais il me semble que nous autres Arabes sommes plus intéressés et fascinés par l’Occident, et l’Orient par nous. Vous êtes en fait le premier média local à m’interviewer !



Son travail

Amoji (2018)

Burqa (2016)

Thobes & Creps (2015)

Mecca (2011)

Za’atari Champs-Élysées

Windhoek FunFair

Swakopmund

After Tomorrow

M&M’s World

Emotions in Motion

Oh Christmas Tree !

I Went to Namibia & All I Got Were a...

Visiting Daniel

Damascus to Aqaba

Life & Death

City Life

Where Is Everyone ?


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