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La guerre du cafard


L’accoutumance est une seconde nature et non moins puissante

Michel de Montaigne (Essais)

C’est fou comme on peut s’habituer aux situations les plus invraisemblables : spécialité dont les Libanais, maîtres en la matière, ne devraient toutefois tirer aucune gloire.

Tant vantée, notre vaillante résilience n’est autre chose en fait que flasque résignation car nous nous entêtons à ne cultiver que les défauts de nos qualités. Notre vitalité, notre ingéniosité ? Rien qu’une faculté d’adaptation hors du commun, c’est vrai, mais qui interdit toute velléité de révolte puisque notre seuil de tolérance ne fait que grimper. Pas de courant électrique, pas d’eau dans les robinets ? Les dépanneurs privés sont là pour nous servir, au diable donc ces services publics qui n’existent que sur le papier. Faute d’imagination bien placée – et l’esprit sectaire ou clanique aidant – ce sont toutefois les mêmes responsables de nos infortunes que nos bulletins de vote portent invariablement au pouvoir.

Et puis il y a les odeurs, la pestilence. Il fut un temps où vous vous pinciez le nez et faisiez la grimace en passant près de quelque tas d’immondices ou d’une bouche d’égout en pleine éruption. Rassurez-vous, votre sens olfactif ne s’est pas émoussé ; avec la crise persistante des ordures ménagères et les incinérations sauvages, il s’est tout simplement inventé une défense, un écran de filtrage, un peu comme le veulent les lois de l’évolution anthropologique et animale. D’autant plus radicale est la transformation qu’en réalité la pestilence est pratiquement partout, autrement plus puissante dans les cercles du pouvoir que dans la rue, la puanteur étant précisément le propre de toute corruption.

Les oscars de la vénalité, les champions du rackett et de la commission sur les contrats publics sont connus de tous ; sûrs de l’impunité ils ne s’en cachent même pas, ils continuent même de plus belle, à l’ombre d’un régime qui se veut– ô ironie– celui du changement et de la réforme. Dès lors, que fait généralement le citoyen lambda, sinon hausser les épaules comme si ce n’était là qu’une sorte de calamité somme toute naturelle et ne souffrant guère de parade?

Cette léthargie de la société civile, sinon de l’opinion publique, n’est guère fortuite : elle est programmée de longue date par ceux qui, à nos frontières, ne se sont jamais faits à l’idée d’un Liban uni, stable et prospère et qui, de surcroît, disposent de solides complicités locales. Pour réduire le Liban on avait tout essayé : guerres, invasions, occupations, États dans l’État. Restait le conditionnement psychologique, cette arme de dépression massive, car collective, qui vise à pousser tout un peuple au désespoir, à la démission, à la défaite par forfait. Comme si le blocage endémique des institutions et le chantage milicien aux armes n’étaient pas encore assez, c’est en effet par le pillage des ressources nationales, par le nivellement par le bas, la gêne sociale, la pauvreté, les horizons bouchés, par une vie de chien qu’ils escomptent avoir enfin raison de la bête rétive. Comme de l’étable à l’abattoir, c’est de l’écœurement à l’abandon que va le pervers processus en passant par le désabusement, la démoralisation, l’amertume, le dégoût et autres variations du cafard à l’échelle nationale que nous réservent des dirigeants indignes.

Une fois de plus, la résilience c’est précieux, mais pas assez : elle ne fait que nous aider à garder les narines au-dessus de l’eau, pas à gagner la terre ferme. À quand une salutaire, une salvatrice psychothérapie de société ?

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

L’accoutumance est une seconde nature et non moins puissanteMichel de Montaigne (Essais) C’est fou comme on peut s’habituer aux situations les plus invraisemblables : spécialité dont les Libanais, maîtres en la matière, ne devraient toutefois tirer aucune gloire. Tant vantée, notre vaillante résilience n’est autre chose en fait que flasque résignation car nous nous entêtons...