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Guignes à haute tension

Corruption, sectarisme et incompétence rivalisant d’ardeur à l’ouvrage, la seule politique ayant officiellement cours au Liban est désormais celle du moindre mal. Mais que faire quand, entre deux maux, on est bien en peine de s’entendre sur le moindre : de trancher, à la lecture du peu ragoûtant menu, entre l’infâme bouillie au citron et l’infect brouet au vinaigre ?

Ce genre de dilemme n’a cessé, ces dernières années, de marquer chaque épisode de la vie publique. Par crainte de voir voler en éclats la sacro-sainte stabilité, il a fallu se plier au chantage des armes, exercé par la milice pro-iranienne. Sous prétexte de redonner vie aux institutions grippées, on a bricolé (en prenant largement son temps !) une fantasmagorique loi électorale, déjà promise d’ailleurs à amendement. De rocambolesques ententes – elles aussi menacées d’effondrement – ont dû être conclues pour envoyer enfin un locataire au palais présidentiel, désert durant plus de deux ans. Et au vu de l’actuelle crise ministérielle, on se prend à se demander, avec le plus grand sérieux, si un nouveau gouvernement de mensongère unité, voué par définition à la paralysie, serait vraiment préférable à une persistance de l’impasse.

Il n’y a pas que la politique cependant, et c’est au niveau des services publics en capilotade que le recours systématique aux expédients empoisonne à chaque instant l’existence des citoyens, et pas seulement en raison de l’incinération sauvage des ordures ménagères en mal de traitement. En tête de nos misères se place en effet la grande arnaque à l’électricité, ce nerf moteur de la vie économique et même de la vie tout court. Trois décennies après la guerre de quinze ans, la production et la distribution du courant demeurent sommaires, malgré les sommes prodigieuses affectées à la réhabilitation du réseau et dont la gestion, sujette à d’âpres conflits d’intérêts, demeure entourée de vastes zones d’ombre.

Entre-temps, le pays demeure largement tributaire de ces deux centrales flottantes louées au prix fort et sans grande transparence en 2013, auxquelles vient de s’ajouter une troisième. Gracieusement offerte, cette barge n’a pourtant rien d’un Love Boat. D’une part en effet, l’opérateur turc escompte visiblement de son cadeau un renouvellement longue durée de son confortable contrat. Et d’autre part, c’est sans grandes marques d’affection que ce vaisseau a été interdit d’accostage sur le littoral sud – puis dérouté sur le Kesrouan – par un mouvement Amal subitement intraitable sur la protection de l’environnement. Cette surprenante initiative a suscité la colère des habitants et même provoqué de vives tensions avec le Hezbollah ; mais elle ne pouvait que combler les propriétaires de générateurs de quartier effarés, eux, par cet apport inattendu de mégawatts qui risquait de nuire gravement à leurs affaires…

Au vu de cette situation, il est parfaitement vrai que le ministre sortant de l’Énergie a hérité d’un bien lourd contentieux ; mais c’est vrai aussi qu’il ne fait pas trop d’étincelles dans la recherche d’une solution radicale de la crise, pas plus d’ailleurs qu’en matière de communication. On l’a vu ainsi se féliciter béatement, à la télévision, du tour de passe-passe qui a permis de modifier in extremis le nom de cette troisième barge, celui de Aïcha n’étant pas trop apprécié en effet par la population chiite. C’est de manière tout aussi choquante que le ministre a invité les particuliers à se débrouiller eux-mêmes avec leurs pourvoyeurs de courant privé qui refusent, comme on sait, de se conformer à la pose de compteurs et aux tarifications édictées par son département et qui vont jusqu’à menacer de plonger leurs abonnés dans le noir. Hier était réparée cette absurdité par un étalage de fermeté auquel ont pris part ses collègues de l’Intérieur et de l’Économie. On leur souhaitera bonne chance…

Si doit un jour venir la lumière dans notre pays, elle devra surtout montrer à quel point barges flottantes et générateurs de quartier sont les deux faces d’une même et calamiteuse monnaie. Les premières ne sont là que pour différer les solutions durables et continuer d’engraisser au passage plus d’un compte en banque ; et ce sont bien les seconds, constitués en mafia puissamment protégée, qui, en jouant avantageusement les ambulanciers, aident objectivement à perpétuer l’imposture. En se prévalant, pour ne pas changer, de la loi du moindre mal.


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Corruption, sectarisme et incompétence rivalisant d’ardeur à l’ouvrage, la seule politique ayant officiellement cours au Liban est désormais celle du moindre mal. Mais que faire quand, entre deux maux, on est bien en peine de s’entendre sur le moindre : de trancher, à la lecture du peu ragoûtant menu, entre l’infâme bouillie au citron et l’infect brouet au vinaigre ? Ce genre...