Il y a presque deux ans, il était passé tout près de perdre son pouvoir, peut-être même sa vie. Recep Tayyip Erdogan avait dû utiliser l’application FaceTime pour appeler son peuple à descendre dans la rue, alors qu’une tentative de putsch était en cours. Persuadé d’avoir été miraculé, le président turc n’a depuis eu de cesse de renforcer son pouvoir, de prendre sa revanche sur ses adversaires en en profitant pour museler tout type d’opposition, et finir ainsi de bâtir un nouvel héritage politique dans un pays profondément marqué par la figure d’Atatürk.
Recep Tayyip Erdogan a réalisé hier son rêve en devenant l’égal du père de la Turquie. Malgré l’histoire autoritaire de la Turquie, jamais un dirigeant n’avait eu autant de pouvoir depuis Mustapha Kemal Atatürk. En remportant l’élection présidentielle dès le premier tour, avec 52,8 % des voix, avec un taux de participation de 88 %, Recep Tayyip Erdogan a largement gagné son pari. Ces élections anticipées devaient lui permettre de donner une légitimité populaire à sa dérive autocratique, valider politiquement la réforme constitutionnelle qui lui permet d’enfiler le costume d’hyperprésident. Malgré une opposition plus déterminée que jamais, malgré une économie chancelante, malgré une politique régionale inconsistante, le nouveau « Reïs » n’aura même pas eu besoin d’un deuxième tour. Sa totale mainmise sur les médias, le bon score de son partenaire – le parti ultranationaliste MHP (11 %) – et l’ultradomination de l’AKP dans les régions anatoliennes expliquent en grande partie ce succès, qui a donné un coup de massue à l’opposition.
« La Turquie a donné une leçon de démocratie au monde », s’est félicité le président turc dans la nuit de dimanche à lundi devant plusieurs milliers de partisans réunis à Ankara. Son principal adversaire, Muharrem Ince (31 %) a reconnu hier sa défaite en estimant que la Turquie entrait désormais sous un « régime autocratique ».
Naviguer à vue
La Turquie donne plutôt l’impression d’avoir parachevé hier son basculement dans la « démocrature ». Le président détient tous les pouvoirs exécutifs, il peut nommer les ministres comme les hauts magistrats, il peut annihiler tous les contre-pouvoirs institutionnels ou issus de la société civile. Mais il tire tout de même sa légitimité de son assise populaire qui, bien qu’en perte de vitesse, reste tout de même conséquente. Plus que d’Atatürk, M. Erdogan semble s’être inspiré de Vladimir Poutine. À l’instar de son partenaire russe, le président turc profite des élections pour faire taire les critiques sur le caractère autocratique de son pouvoir. Les règles de la démocratie sont en apparence respectées. Mais l’esprit est fondamentalement détourné : pas de transition au sommet de l’exécutif, pas ou peu d’opposition, pas ou peu de médias libres, pas ou peu de liberté de manifester.
Vladimir Poutine, qui a loué hier la « grande autorité politique » de son homologue turc, est le modèle absolu en la matière. Le maître du Kremlin a une nouvelle fois été plébiscité en mars dernier en obtenant 76 % des voix. Recep Tayyip Erdogan est loin d’être aussi populaire. Il fait face à de nombreuses divisions sur la scène interne et doit s’adapter à un environnement régional particulièrement instable. Le « Reïs » a dû réaliser une OPA – toujours incomplète – sur le nationalisme turc en y incorporant, étapes par étapes, des doses d’islamisme et, surtout ces dernières années, de néo-ottomanisme. M. Erdogan doit s’adapter aux multiples couches identitaires de sa population, héritage de l'Empire ottoman, et traiter particulièrement de la question kurde, épine dans le pied de Ankara depuis plus de 30 ans. Le pays est de plus en plus divisé, fracturé entre les partisans et les opposants au président, ce qui rend son pouvoir plus fragile qu’il n’y paraît. la société civile est en effet très active et ne semble pas prête à accepter sur la durée un système qui la priverait d’une partie de ces libertés.
Surtout, M. Erdogan s’est fait rattraper ses dernières années par le « Proche-Orient compliqué », auprès de qui il voulait pourtant faire figure de modèle. Si la guerre syrienne a renforcé Vladimir Poutine, elle a au contraire affaibli M. Erdogan, qui se retrouve aujourd’hui un pied dans chaque camp. Entre ses partenaires russes et iraniens avec qui les relations sont bonnes, mais les intérêts restent divergents, et ses alliés occidentaux avec qui les relations sont devenues exécrables, mais dont il a encore fondamentalement besoin, le « Reïs » semble naviguer à vue. Comme si les déchirements internes se répercutaient dans sa politique étrangère, à un moment où la Turquie, à qui l’Union européenne a tourné le dos, cherche à prendre un nouveau cap sans trop réussir pour le moment. Afin de tourner définitivement la page des années de la doctrine Davutoglu, en référence à l’ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre, architecte de la diplomatie turque durant la première décennie du règne de M. Erdogan.
Repère
Après la victoire, les 5 défis diplomatiques d'Erdogan
Pour mémoire
commentaires (5)
Naviguer à vue! Comment faire autrement dans cette zone géographique en pleine turbulence? Et pour mener un pays dont la population est une mosaïque héritée de l'Empire Ottoman...quine peut se maintenir et progresser que sous un pouvoir énergique...qui favorise le "bonds en avant... Un temps la "cohésion " était assurée par la "Primauté" du pouvoir militaire...devenu "désuet après l'orientation "démocratique" insufflé par l'Union européenne... ( qui s'est arrêtée à mi chemin...l) Déçus, même les "démocrates turcs" ont du regarder vers d'autres horizons... Gérer Des Relations aussi compliquées (Russie, Iran, le monde arabe sunnite, l'émergence de prétentions kurdes des deux côtés de sa frontière...avec une UE suspicieuse...et un allié US dont les intérêts dans la région sont divergents...) demande agilité, détermination, autorité incontestée Suivant les besoins, Mr Erdogan va naviguer à vue, pour maintenir son Navire à flot
Chammas frederico
11 h 08, le 26 juin 2018