Ces deux derniers mois, ils sont nombreux à avoir rencontré Kim Jong-un, certains à plusieurs reprises même : le Premier ministre sud-coréen Moon Jae-in, le président chinois Xi Jinping, son ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, et même le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. Le prochain sur la liste est le président des États-Unis, Donald Trump, pour un sommet historique à Singapour le 12 juin. Le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, pourtant l’un des principaux concernés, doit pour sa part se résoudre à engager le dialogue par l’intermédiaire de son allié américain à Washington. C’est pourquoi il a rendu une visite express à M. Trump hier à Washington.
Le Japon, puissance colonisatrice de la Chine et de la péninsule coréenne pendant la première moitié du XXe siècle, est délibérément exclu de l’offensive de charme de Pyongyang. Si Kim Jong-un veut se montrer conciliant vis-à-vis de ses interlocuteurs étrangers – il a enlacé son homologue sud-coréen devant les caméras du monde entier le 27 avril; présenté ses excuses à la Chine à la suite d’un accident de la route en Corée du Nord qui a coûté la vie à 32 touristes chinois et libéré trois otages américains à la demande du secrétaire d’État Mike Pompeo le 9 mai –, il est résolu à ignorer le Japon. Et pour cause : le Japon apparaît comme la partie la plus ferme dans ces négociations. Les diplomates japonais ne cachent pas leur scepticisme quant à la tenue de ce sommet et à la volonté de M. Kim de faire des concessions.
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Citoyens kidnappés
Mais dans ce qui pourrait apparaître comme le début d’un processus de paix historique, l’intransigeance japonaise n’arrange aucune des parties concernées. « Le Japon est perçu comme un partenaire encombrant, dont les revendications compliquent les négociations », explique à L’Orient-Le-Jour Jeffrey W. Hornung, spécialiste des questions de sécurité de l’Asie de l’Est au think tank RAND Corporation. M. Abe appelle Pyongyang à renoncer à son programme nucléaire, y compris aux missiles de portée intermédiaire, et insiste pour que soit incluse dans la négociation la question des enlèvements de Japonais par les agents nord-coréens. Si le Premier ministre japonais, soucieux de se faire une place dans l’intense ballet diplomatique, a accueilli le 9 mai son homologue chinois Li Keqiang, et le président sud-coréen, Moon Jae-in, à Tokyo pour un sommet tripartite – le premier depuis 2015 –, ses conditions au rapprochement avec la Corée du Nord n’ont fait que l’isoler un peu plus. Alors que la Chine et la Corée du Sud sont en faveur d’un processus « étape par étape », Tokyo, en accord avec les États-Unis, exige que la Corée du Nord s’engage, en préalable à toute levée de sanction, à renoncer unilatéralement à son arsenal nucléaire de manière « complète, vérifiable et irréversible ».
Il s’agit de questions sécuritaires existentielles pour le Japon. Le pays est en première ligne face aux missiles de portée intermédiaire nord-coréens. Depuis 2016, sur près d’une trentaine de missiles tirés, quatre ont survolé le Japon pour tomber dans le Pacifique, et huit ont fini leur course dans les eaux japonaises. « Plus importante encore », estime le nationaliste Shinzo Abe, est la question des citoyens kidnappés par des agents nord-coréens sur son propre territoire. La Corée du Nord a reconnu en 2002 avoir enlevé 13 enfants japonais dans les années 1970 et 80 pour en faire des espions à sa solde, mais les Japonais la soupçonnent fortement d’être responsable de la disparition de dizaines d’autres compatriotes. « Il ne faut pas sous-estimer l’état de choc dans lequel cette atteinte à leur souveraineté et à leur sécurité nationale a laissé les Japonais », explique l’expert Jeffrey W. Hornung. À tel point que Shinzo Abe a fait de son engagement à obtenir leur retour une priorité de son mandat.
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Missiles à moindre portée
Relégué à un rôle de second plan, Tokyo doit compter sur Washington – à qui il est lié par le traité de sécurité de 1960 qui remet entre les mains des États-Unis sa sécurité – pour faire parvenir ses revendications à la table des négociations. Déjà, à la mi-avril, M. Abe entendait mettre à profit sa relation privilégiée avec Donald Trump pour défendre ses intérêts. Il avait obtenu du président américain la promesse d’« aborder les enlèvements ». Le 6 juin, avant son départ pour Washington, le chef du gouvernement japonais a encore rappelé que les deux alliés avaient « collaboré étroitement » et que leurs « positions étaient exactement les mêmes ». Pourtant, pour M. Hornung, « si le Premier ministre japonais estime qu’il faut se rendre une nouvelle fois sur place pour inciter M. Trump à ne pas oublier les inquiétudes de Tokyo, moins de deux mois plus tard et à quelques jours du sommet historique, c’est que rien n’est moins sûr ».
« En admettant que Kim Jong-un envisage un accord concernant la dénucléarisation de son régime, il est très peu probable que M. Trump fasse cas des ressortissants japonais enlevés », poursuit le spécialiste. Au mieux, l’administration Trump évoquera ce contentieux dans le cadre de la question des droits de l’homme en Corée du Nord. Toujours est-il que le sujet n’a pas été soulevé au cours des deux heures d’entretien vendredi dernier avec l’envoyé spécial de Pyongyang, Kim Yong-chol, a ouvertement déclaré M. Trump.
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La vraie inconnue demeure néanmoins le sort des missiles à moindre portée, s’ils étaient exclus d’un accord qui ne promet que l’abandon des missiles intercontinentaux (ICBM). Si on peut douter de la volonté de M. Trump de compromettre l’opportunité d’un accord historique – à quelque mois des élections américaines de mi-mandat en novembre – sous prétexte qu’il déplaît à Tokyo, il faut rappeler que ces missiles balistiques concernent également les propres intérêts de Washington : le Japon abrite les plus grandes bases américaines en dehors des États-Unis. Difficile de savoir si Donald Trump entend démontrer une nouvelle fois son intransigeance totale – comme avec l’Iran – ou si, en quête d’un succès diplomatique, la tentation de revendiquer la victoire l’emporterait. L’impulsivité et les multiples volte-face propres à M. Trump, ajoutées à sa profonde méfiance à l’égard du régime nord-coréen, laissent Tokyo pour le moins nerveuse. Elle place Shinzo Abe en porte-à-faux vis-à-vis de son opinion publique, ce qui lui pourrait lui coûter cher lors des prochaines élections en septembre. D’autant plus si le rival chinois sort renforcé de cette séquence, que Tokyo observe en tant que premier spectateur.
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09 h 10, le 08 juin 2018