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Liban - Hommage

Samir Kassir : chronique d’un assassinat progressif

Les rapports rédigés par la Sûrete générale sur Samir Kassir de son vivant sont aux mains du Tribunal spécial pour le Liban.

La journaliste Gisèle Khoury devant l’image de son époux assassiné.

La condamnation des autocrates n’est pas ce que ceux-ci craignent le plus.
Certes, sans cette condamnation, le silence sévit pour pérenniser la dictature – comme aujourd’hui au Liban : le silence sur le Hezbollah au nom de la stabilité a rendu possible l’emprise iranienne, qui rouvre les portes du pays à une nouvelle incursion de Damas ; nouvelle légitimation d’une dictature ancienne grâce à une autre désormais établie.
Mais la menace la plus inquiétante à l’autocratie surgit lorsque sont identifiées ses méthodes et ses contradictions, c’est-à-dire lorsqu’elle est mise à nu. Sans cela, toute dynamique d’opposition serait aussi frêle qu’« une émotion sans idée » (citation d’auteur). La dynamique de résistance pacifique contre la tutelle syrienne dans l’après-guerre au Liban a culminé avec l’intifada de l’indépendance, déclenchée par l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005.
Le travail pour la seconde indépendance avait commencé plus de dix ans auparavant, sur base d’un projet pensé pour être une contre-offensive à l’idéologie du fascisme syrien et ses acolytes au Liban.
Parmi les penseurs de l’intifada, l’éditorialiste et politologue Samir Kassir, assassiné le 2 juin 2005 à Achrafieh dans un attentat à la voiture piégée. L’historien-journaliste avait le génie de se mettre dans la peau des oppresseurs et de retourner leur logique contre eux. Plutôt que de les attaquer, il les décrivait avec ce qu’il faut de sarcasme pour les mettre face à leurs propres contradictions. Ce faisant, il contribuait à détruire le tabou mis en place par la tyrannie, crime impardonnable pour les tyrans.


(Lire aussi : Gisèle Khoury : Gare au retour du régime policier)


La déconstruction du régime de la terreur
Le premier éditorial à avoir alerté l’appareil répressif libano-syrien sur le danger de Samir Kassir date de 1999 et commente l’interdiction d’un spectacle de Maurice Béjart à Beyrouth. S’il avait nommé le censeur, en l’occurrence le directeur de la Sûreté générale de l’époque, le général Jamil Sayyed, c’était pour valoriser à juste titre son intelligence, qui rendait son acte encore plus « louche » et incompréhensible. C’était aussi pour l’inciter à donner des explications au regard des textes juridiques dont « sa compétence reconnue » permet de mesurer la portée. À moins que le censeur n’ait subi « des pressions », auquel cas « nous pourrions l’aider ». L’acte de censure est ainsi transformé en contrainte subie par son auteur : son acte est retourné contre lui.
Par cette critique analytique percutante, Samir Kassir devenait plus qu’un journaliste cultivé, plus qu’un professeur de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph apprécié de ses étudiants, dont le fils de
M. Sayyed. Il devenait un maître à même de démontrer au public l’absurdité du système répressif sans devoir le désigner comme tel – de la même manière par exemple qu’Umberto Eco a fourni les signes qui permettent de reconnaître le fascisme au point de le rendre bouffonesque.
Dix jours plus tard, Samir Kassir signe un nouvel éditorial sur les incidents de Denniyé, qui ont vu des accrochages entre l’armée et une cellule terroriste intégriste, al-Takfir wal-Hijra, aboutissant au démantèlement de celle-ci. Il explore la possibilité que ces incidents aient été montés par les services de renseignements syro-libanais pour alimenter la rhétorique, relayée à l’époque par le chef de l’État Émile Lahoud, sur l’existence au Liban d’un fondamentalisme sunnite qui exige une réponse héroïque de la part du régime venant au secours des minorités apeurées. Le journaliste révélait ainsi la méthode du « pompier-pyromane » qui a permis à Bachar el-Assad de survivre depuis 2011 en leurrant une part de l’Occident.
Cet article vaudra à Samir Kassir de premières menaces, transmises par certains de ses collègues d’an-Nahar – qui continueront de le faire par la suite. Le supplément culturel d’an-Nahar est stigmatisé : son directeur Élias Khoury ainsi que Samir Kassir sont considérés comme manipulant Ghassan Tuéni et le quotidien aux fins de donner une tribune à l’opposition syrienne.
Les oppresseurs avaient compris que Samir Kassir menait un double combat pour le Liban et la Syrie, mettant en garde les Libanais contre l’écueil de confondre régime et peuple syriens. « Intifada de l’indépendance » et « printemps des Arabes », ces deux expressions sont les siennes, tout comme l’équation « pas d’indépendance au Liban sans démocratie en Syrie », qui se confirme encore plus aujourd’hui.
Sous le titre « Médecins sans frontières », il retient de l’hospitalisation à Beyrouth du ministre syrien des Affaires étrangères Farouk Chareh en 1999 le signe de ce que devraient être les « relations privilégiées libano-syriennes ». Cet article lui vaudra d’être interdit de passage à l’écran. Le programme « Sans réserve » (« Bi doun tahafoz ») qu’il présente alors sur Télé Liban, donnant notamment la voix aux jeunes universitaires actifs contre l’occupant israélien après l’épisode de la libération d’Arnoun (preuve que la lutte contre une dictature arabe et contre Israël peuvent très bien aller de pair), est interrompu.


(Lire aussi : Gisèle Khoury à « L’OLJ » : Le Liban dans « une vraie période de danger pour les journalistes »)


« Soldats contre qui ? »
Le principal article qui provoquera l’ire de l’appareil sécuritaire libano-syrien est devenu le symbole du combat de Samir Kassir : « Soldats contre qui ? », en date du 16 mars 2001.
L’éditorialiste y expose les trois dimensions du fascisme libano-syrien, à travers trois scènes.
Une « scène de la mémoire » qui montre comment la troupe est devenue une sous-unité de « l’institution militaire arabe ».
Une « scène du terrain » : la fouille de l’un de ses étudiants, Louis Abi Habib, par un jeune officier, à un barrage de l’armée devant l’USJ lors d’une manifestation estudiantine le 14 mars 2001, et le constat que le problème n’est pas tant dans l’acte en soi que dans le sentiment de supériorité dont cet officier a été nourri à l’égard des citoyens.
Une troisième scène « de derrière l’écran » : la prise d’assaut par l’armée, sur fond de querelles d’influence, des studios de la LBCI à Adma, la « prise en otage des journalistes », où « (…) apparaît soudain le spectre du directeur spécial de la sécurité spéciale de la société libano-syrienne de la jonction et des relations privilégiées (société à non-responsabilité illimitée) ».
Décrire en ces termes le général Jamil Sayyed et le système sécuritaire, c’était commettre l’impardonnable.

Retour au présent
Juin 2018, treize ans après le 2 juin fatidique.
Des « scènes de la mémoire » entre 2001 et 2005 : un journaliste reçoit l’appel d’un haut responsable sécuritaire enragé par l’un de ses articles : « Je m’occuperai de toi personnellement », lui dit-il. L’éditorialiste ne connaîtra plus de répit : filé depuis son domicile, jusque devant l’université où il enseigne, même devant ses filles – la seule fois où il en est sorti profondément troublé –,
et même quand il se trouve dans le convoi du Premier ministre de l’époque, Rafic Hariri, assassiné peu de temps avant lui. Les fameuses « Passat blanches » qui le filaient relevaient, dit-on, des services de renseignements de l’armée. Sollicité par la presse étrangère au sujet de ces pratiques, le haut responsable en question expliquera que ce journaliste est impliqué dans « une affaire strictement personnelle » – en référence à la passion qui lie l’éditorialiste à une journaliste en instance de divorce. Elle aussi subira son lot d’intimidation et de diabolisation. Les menaces vont crescendo : le journaliste se voit confisquer son passeport à son retour d’un sommet arabe à l’aéroport de Beyrouth. Pourchassé, il est conscient du peu de temps qu’il lui reste sans doute à vivre. Il veut finir de dire tout ce qu’il a encore à dire. Il écrit pour la Beyrouth libérée de l’après-intifada, mais encore trop fragile : le caractère éphémère des révolutions l’obscurcit et le pousse à exhorter les jeunes – particulièrement sensibles à ses appels – à ne pas abandonner la rue. À penser le projet de l’après. Il écrit aussi pour une Palestine libre et pour une Syrie démocratique : dans son dernier article, « Erreur après erreur » (27 mai 2005), il dénonce les manipulations de Bachar el-Assad – ses fausses réformes internes, sa méthode d’alimenter le discours belliciste antisioniste et de s’assurer un modus vivendi avec Israël pour mieux réprimer un peuple au nom d’une guerre qu’il prétend mener.
Une scène du terrain : la place des Martyrs à Beyrouth, jadis place de soulèvement, de communion souverainiste, est vide, comme neutralisée. Aux frontières, un peuple est annihilé dans l’indifférence. Le désespoir est peut-être une fatalité, contrairement à ce qu’il avait écrit…
Une scène de derrière l’écran : apparaît soudain au Parlement le spectre d’un ancien « directeur spécial de la sécurité spéciale de la société libano-syrienne de fusion et des relations privilégiées », reconverti en « député spécial de la société irano-syrienne de gestion des affaires libanaises ». Une société « à non-responsabilité », certes, mais limitée par un procès international en cours à La Haye contre quatre de ses membres. Le député en question est attendu pour témoigner en leur faveur. Dans les tiroirs du Tribunal spécial pour le Liban, un autre dossier attend d’être ouvert – qui pourrait être intégré au rapport final de cette instance – : le dossier de Samir Kassir, constitué par le juge Bruguière, qui inclut l’intégralité des rapports que la Sûreté générale avait rédigés sur le journaliste et qu’elle avait veillé à transmettre, à l’époque, au régime d’Assad… La reddition des comptes est-elle pour bientôt ?


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commentaires (6)

Bachar El Assad et sa clique sont des criminels je ne pas les voir

Eleni Caridopoulou

20 h 21, le 02 juin 2018

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Commentaires (6)

  • Bachar El Assad et sa clique sont des criminels je ne pas les voir

    Eleni Caridopoulou

    20 h 21, le 02 juin 2018

  • Un martyr pour le Liban et pour la liberté et pour l'avenir de nos jeunes! Ceux et celles qui ont échappés la mort mais portent les séquelles des attentats, telle que May Chidiac, témoignent de leur courage. Le pays sera bâtis sur leurs épaules et l'on ne pourra jamais oublier.

    Wlek Sanferlou

    15 h 31, le 02 juin 2018

  • Magnifique article! Samir Kassir était un grand journaliste et un homme libre et courageux jusqu'au sacrifice suprême. Il mérite une statue et surtout que justice lui soit faite.

    Emmanuel Pezé

    13 h 32, le 01 juin 2018

  • DECADENCE , recul vers l'histoire noire des annees noires . maid de honte ? aucune trace , les nouveaux elus comme les revenants sont a l'heure qu'il est FIERS de leur accomplissement actuel: elus au parlement. pour le reste= PAS MES ONIONS !

    Gaby SIOUFI

    09 h 52, le 01 juin 2018

  • PETIT A PETIT LES SOUVERAINISTES OUBLIENT LEURS MARTYRS. CEUX QUI OUBLIENT LEURS MARTYRS SE DENIENT EUX-MEMES ET DENIENT LEUR PATRIE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    07 h 20, le 01 juin 2018

  • Il est bon de dénoncer "le silence sur le Hezbollah au nom de la stabilité". Comme le disait Benjamin Franklin, "une société prête à sacrifier un peu de liberté contre un peu de sécurité, ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux" "La reddition des comptes est-elle pour bientôt ?" On l'espère. Merci, en tous cas pour cet article courageux.

    Yves Prevost

    07 h 13, le 01 juin 2018

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