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Idées - Représentation nationale

Liban : Les effets pervers du système consociatif


Le Parlement. Archives AFP

La réélection, mercredi, de Nabih Berry à la présidence du Parlement et la reconduction, annoncée hier par le président de la République, de Saad Hariri à la tête du gouvernement marquent le coup d’envoi des concertations pour la formation du prochain cabinet ministériel. Si l’attention devrait désormais se focaliser sur le partage des portefeuilles et ses conséquences, deux autres questions corollaires se posent d’emblée pour les citoyens et observateurs : d’une part, celle relative aux paramètres sur lesquels se cristalliseront les alliances au sein de la nouvelle législature et, d’autre part, celle concernant la stabilité gouvernementale, compte tenu des expériences passées et de l’ampleur des réformes promises, notamment aux partenaires internationaux du Liban.
À cet égard, l’interprétation univoque des résultats des dernières élections comme une victoire nette du tandem chiite (Amal-Hezbollah) – certes indéniable sur le plan comptable – ne permet pas de saisir les enjeux posés par le système politique libanais, traditionnellement défini comme « consociatif ». La lecture des rapports de force politico-communautaires ne saurait être arithmétique dans la mesure où quelques députés en plus ou en moins ne changent pas fondamentalement l’équilibre très fragile de notre géométrie institutionnelle à variables multiples. Dès lors, s’il est trop tôt pour tenter de prédire l’évolution à terme des rapports de force et leurs conséquences sur la stabilité gouvernementale, ces problématiques renvoient aux fondamentaux du système politique libanais ainsi qu’à ses dérives. Or l’articulation entre les dispositions constitutionnelles et les pratiques relatives à l’exercice des pouvoirs exécutif et législatif révèle plusieurs éléments de nature à perturber l’équilibre de ce système.


(Lire aussi : La Constitution libanaise et le principe majoritaire sous la loupe d’Antoine Messarra)


Marchandages permanents
La première concerne la notion de « tiers de blocage », qui pourrait effectivement favoriser le tandem chiite et les députés gravitant autour. En effet, l’article 69 (1-b) de la Constitution dispose que le gouvernement est considéré démissionnaire s’il perd plus du tiers de ses membres tel que désignés dans le décret de formation du gouvernement. Cet article fait ainsi peser la menace permanente sur le gouvernement qu’un tiers de ses membres démissionnent et le fassent basculer.
Une autre problématique est liée à la notion de « représentation équitable » au sein de l’exécutif. L’article 95(a) de la Constitution dispose ainsi qu’il faut représenter équitablement les communautés dans le gouvernement. Autrement dit, que les groupes politiques les « plus représentatifs » de chaque communauté – à l’aune des résultats électoraux – puissent y siéger. Or cette disposition soulève plusieurs problèmes pour les dirigeants de ce pays. D’abord, elle met les députés en porte-à-faux avec l’article 27 de la Constitution, qui stipule que le député est le représentant de la nation tout entière et qu’il ne lui est pas permis de lier son mandat à une condition quelconque de ses électeurs. De même, « la représentation équitable » doit être lue à l’aune de la pratique, où elle a toujours été guidée par des considérations politiciennes, suivant les affinités, les alliances et surtout la proximité des prétendants avec le pouvoir en place. Enfin, cet article embarrasse les dirigeants parce qu’il dicte inévitablement la formation de cabinets de coalition plutôt que de gouvernements de majorité. Au Liban, les différents protagonistes qui siègent au gouvernement conservent chacun son agenda et tentent de le faire prévaloir à travers une négociation acharnée, selon une logique de « donnant donnant » ou de jeu à somme nulle.
Il en résulte une situation de compromis et de marchandages permanents qui va bien au-delà de la négociation consubstantielle à la vie politique et s’avère dangereuse dès lors qu’elle se conjugue avec la polarisation politique de certaines communautés. Celle-ci confère en effet une sorte de monopole de représentation à un groupe ou une alliance politique. Or force est de constater cette situation de monopole représentatif au sein des communautés chiite et druze, qui oblige toute majorité parlementaire à s’associer avec leurs « représentants ».

Absence d’alternance
Cette conjonction entre la représentation politique et communautaire fait ainsi émerger trois problèmes majeurs. D’abord, la cohérence de la politique gouvernementale est mise en péril si les différentes formations associées dans la coalition nationale ne partagent pas les mêmes vues sur des questions fondamentales, comme c’est justement le cas au Liban. Ensuite, l’alternance au pouvoir n’est plus possible puisque l’ensemble des grandes formations doivent à chaque fois être représentées au sein du gouvernement. Le système se transforme ainsi progressivement en une oligarchie composée de représentants politico-communautaires ayant un monopole dans leurs communautés respectives, tandis que toute opposition est destinée à être marginalisée ou exclue par cette absence d’alternance. Enfin, cette situation rend inopérante toute notion d’obligation pour les élus de rendre des comptes à leurs électeurs (« accountability » en anglais), pourtant indispensable au fonctionnement de toute démocratie. Il n’est donc pas étonnant que les citoyens perdent tout enthousiasme dans la participation électorale puisqu’ils ont le sentiment que cela ne changera pas grand-chose.
Le système des monopoles de représentation contient aussi une autre perversion : l’accaparement des quotas par les groupes dominants et la clientélisation de l’administration publique et des appareils d’État. Depuis l’après-guerre, les nominations, affectations et promotions des personnels de l’administration sont ainsi passées sous l’emprise des forces politiques qui dominent les communautés. Elles sont soumises au critère de la proximité – parfois consanguine – ou de l’allégeance aux différentes personnalités politiques au détriment de la compétence, du mérite et de l’intérêt général des Libanais. C’est notamment à l’aune de tout cela qu’il convient aussi d’analyser le passage au mode de scrutin proportionnel qui, conjugué avec le partage communautaire, la voix préférentielle et le découpage inégal des circonscriptions, n’a pas réussi à refléter une diversité politique au sein des différentes communautés. Il devrait donc être révisé pour permettre aux prochaines élections de former une majorité et une opposition toutes deux multicommunautaires et ayant la possibilité de s’alterner dans l’exercice du pouvoir. Une telle configuration nous ramène à l’expérience politique d’avant la guerre, où il est même arrivé que l’opposition gagne les élections contre le pouvoir en place. C’est en renouant avec cette expérience passée que le système consociatif pourra à nouveau être concilié avec les exigences d’une véritable démocratie.

Par Fadia KIWAN
Professeure de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph.


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commentaires (4)

Avec le tiers de blocage en effet il suffit qu'une tribu confessionnelle renonce à un projet pour que tout le pays se paralyse . Merci enfin pour cet article de valeur .

Antoine Sabbagha

16 h 31, le 26 mai 2018

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Commentaires (4)

  • Avec le tiers de blocage en effet il suffit qu'une tribu confessionnelle renonce à un projet pour que tout le pays se paralyse . Merci enfin pour cet article de valeur .

    Antoine Sabbagha

    16 h 31, le 26 mai 2018

  • Une étude magistrale et une leçon inestimable sur la "politicardie" exercée au Liban depuis 1943 et spécialement depuis les années 90. Merci. Je viens de lire dans An-Nahar que le président Macron a "gazouillé" que la voix de la France a été entendue ce qui a évité une nouvelle guerre civile au Liban. Je prends la responsabilité de reconnaître que le Liban n'était pas une colonie française entre 1920 et 1943, il était sous mandat français souhaité par la SDN pour faire du Liban un Etat moderne. Dans la nouvelle législature, la majorité écrasante des Libanais souhaiterait que notre pays adopte définitivement et irrévocablement la "Déclaration de Baabda" de 2012, chef-d'oeuvre du président Sleiman approuvée et signée par toute la représentation nationale afin de mettre le Liban de tous les conflits régionaux et internationaux envers et contre tous.

    Un Libanais

    12 h 19, le 26 mai 2018

  • LE PAYS DES COMPROMIS COMPROMETTANTS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 07, le 26 mai 2018

  • merci Madame pour cette éclairage de valeur !!

    Bery tus

    04 h 00, le 26 mai 2018

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