Rechercher
Rechercher

Idées - Note de lecture

Un cadeau pour la pensée

À elle seule déjà, l'initiative est louable. Présenter la pensée universelle d'Edward Said, cet intellectuel palestinien, laïque (1935-2003), n'est pas une mince affaire, y compris pour un grand écrivain. Plutôt une entreprise titanesque qui exige autant de courage que de culture, de profondeur que de lucidité. Surtout, un esprit libre. Dominique Eddé les a. Avec un atout de plus, celui de l'intimité qui fut la leur.
Mais qu'on ne se méprenne pas. L'essai, Edward Said, le roman de sa pensée (La Fabrique, 2017), est l'histoire de la pensée de Said, comme l'indique son titre, non pas celle de leur relation. L'auteure le dit elle-même, ajoutant : « Je n'en ferai pas non plus abstraction. » Et d'emblée, au détour d'une remarque, elle avertit son lecteur de « l'ironie et de la tendresse qui se partageront inévitablement (son) propos ».

« Entre deux chez-soi »
Dans un mouvement entre l'une et l'autre, entre son analyse objective de l'œuvre, et son approche personnelle faite de sensibilité et d'émotion, elle explore l'univers de Said et les paramètres de ce « monde debout adossé au néant, au même titre que les nombres ». C'est en étant surtout au plus près d'elle-même, et de « l'image d'Edward libérée », s'appliquant à fuir toute définition, avançant plutôt dans les méandres des nuances et des fragilités, qu'elle écrit cet ouvrage dont la valeur est renforcée par sa poétique.
L'approche est inédite. Pas étonnante de la part d'une femme protéiforme à l'esprit si tonique. Elle commence par nous présenter Said, en braquant la lumière sur ce qu'il avait de plus apparent : son pouvoir de séduction qu'il exerçait particulièrement en tant « qu'immense orateur ». Plus loin, donnant le ton de ce qui va suivre, elle s'en explique : « On peut concevoir les œuvres de Pascal ou de Kant sans leur voix. Pas celle de Nietzsche ou de Lacan. Pas non plus celle d'Edward Said. L'oralité est centrale dans son œuvre... »
D'un souffle exponentiel, elle nous entraîne ensuite, au-delà de l'image courante qu'on a de lui, vers ce qui constitue son substrat qui s'articule autour de « l'homme blessé » qu'il était, toujours « entre deux chez-soi », et dont elle estime que : « N'était-ce le secours de la musique, la machine de guerre à laquelle il s'est attaqué – la puissance politique et militaire du duo israélo-américain – aurait sans doute épuisé ses forces bien avant sa leucémie. »
Les deux premiers chapitres sont si intenses qu'ils donnent l'impression que tout a été dit, sauf qu'il ne s'agit que d'un prélude.
C'est par le biais de Beginnings (1975), le premier ouvrage de Said, qu'elle entre dans son œuvre, éclairant sous un autre angle sa pensée « d'entrée de jeu bordée par sa vie, inscrite dans l'histoire... », alliant « dans un même mouvement son courant principal à ce qui lui fait obstacle ». Comprendre la pensée de Said, c'est comprendre ce mouvement qui consiste en un va-et-vient et qu'elle compare à un mouvement de fugue en musique. Par ailleurs, singulièrement semblable à la propre démarche de l'écrivaine.
Même veine, même rythme, pour mettre en perspective les éléments déterminants de l'œuvre de l'intellectuel, devenu célèbre à travers L'Orientalisme (1978) : sa dualité, ou ce qu'elle appelle « le rapport de soi à soi » ; la notion du commencement qui l'obsède ; la culpabilité et la dimension de la honte ; l'importance qu'il accorde au détail ; l'« irreconcilability » ou, précise-t-elle, « l'ultime résistance à son puissant désir de synthèse » ; les blocages de l'islam qu'elle considère à juste titre comme « un mot étouffé » qui « divise les esprits en deux moitiés également borgnes... » et qu'il a plutôt évité de traiter, nous dit-elle ; mais, aussi, cette posture rare qui fait honneur à Said, qui est sa distance avec le pouvoir politique. Une ligne de conduite qui renvoie au principe socratique de l'adéquation entre les actes et la parole, et à laquelle Dominique Eddé ne déroge pas.

Démarche multidisciplinaire
Une pléthore de philosophes et d'écrivains qui ont marqué Said, de Conrad et d'Henry James à Sartre, Camus, Foucault, et d'autres, défilent sous son regard analytique. Son rapport à eux tous est décortiqué, particulièrement celui qu'il entretenait avec Conrad, personnage central dans son œuvre. Ceci, sans oublier les portraits qu'elle fait de Cioran qu'elle a bien connu, et de Barenboim qui rayonne dans des pages tout aussi magnifiques, consacrées à son génie musical et sa grande amitié avec Said.
L'entreprise, plutôt périlleuse a priori, révèle la pensée critique de l'auteure elle-même.
Qui, mieux qu'elle, pouvait à travers une démarche multidisciplinaire aborder dans toute sa complexité la pensée d'Edward Said, saisir ses « tons de voix », ses silences, analyser sa « pensée en marche » avec la part d'inconscient qu'elle contient et le « surmoi très sévère » qui la hante, distinguer sans disjoindre, naviguer parmi ceux qui l'ont marqué avec l'aisance de la connaissance qu'elle a de leurs œuvres, bref, creuser pour faire ce travail d'érudit d'une impressionnante justesse ?
Grâce à Dominique Eddé, on découvre un Edward Said qu'on ne connaissait pas. Oui ! Elle est sa « preuve posthume ». Son initiative tombe à point, tant nous manque, dans notre monde friable, à la merci de toutes sortes de dérives, la voix de ce « brillant dénonciateur de l'injustice... » d'où qu'elle vienne.
L'ouvrage, avec en creux sa part de catharsis, émerge d'un long silence sur une histoire d'amour qui a été aussi l'histoire d'une complicité intellectuelle et politique. La beauté de cette relation, l'auteure est bien parvenue à la transmettre, quand bien même – et l'on comprend – elle lui semblerait ineffable.
« J'écris ce livre pour m'accorder avec sa mort. Pour essayer », dit-elle. L'essai, au prix de ce travail de deuil, n'est rien moins qu'un coup de maître.

Écrivaine et ancienne responsable du supplément juridique du quotidien « an-Nahar ».

À elle seule déjà, l'initiative est louable. Présenter la pensée universelle d'Edward Said, cet intellectuel palestinien, laïque (1935-2003), n'est pas une mince affaire, y compris pour un grand écrivain. Plutôt une entreprise titanesque qui exige autant de courage que de culture, de profondeur que de lucidité. Surtout, un esprit libre. Dominique Eddé les a. Avec un atout de plus, celui...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut