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Culture - Installation

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige rendent visible l’invisible...

Le couple de plasticiens, finalistes du prix Marcel Duchamp, expose « Discordances/Uncomformities »* au Centre Pompidou. Un projet qui se penche à nouveau sur la mémoire mais, cette fois-ci, sur celle qui réside sous nos pieds.

Chacun des sédiments de « Discordances/Uncomformities » contribue à la narration de la Terre qui « ne se lit plus simplement comme une succession de strates, mais comme une fabrique d’actions mixant diverses traces, époques et civilisations », estiment Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

À une époque où les mentons ont tendance à se braquer vers le haut, où les yeux se dressent à l'assaut de tout ce qui s'érige, s'élève et monte, il serait intéressant d'inverser les polarités pour se demander : sur quoi marchons-nous? Sur quelle cité oubliée posons-nous les pieds ? Quelles histoires invisibles écrasons-nous ? Quels dieux muets ou catastrophes enfouies dissimule la terre que foulent quotidiennement nos talons indifférents ? Que montrent ces fêlures dans le bitume, les gouffres creusés sur les chantiers, là où se planifie un centre commercial, au sous-sol d'un immeuble rasé ? Que divulgue, souvent revêche d'avoir été dénudée à regrets, la mémoire d'une ville souterraine ? Ce monde sous le nôtre, ce double inversé de notre présent, aussi enseveli soit-il, est-il étranger à nos us, à nos mœurs d'aujourd'hui ? Que révèlent-elles de nous, de notre passé, ces racines de notre arbre généalogique commun ?

 

Voir ce qu'on ne peut plus voir
C'est en prenant ces interrogations comme point d'ancrage que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ont conçu, puis exécuté, leur projet « Discordances/Uncomformities », exposé actuellement au Centre Pompidou à Paris, dans le cadre du prix Marcel Duchamp pour lequel les Libanais sont nommés aux côtés de trois autres finalistes. Perpétuant leur œuvre qui planche sur la mémoire et dont l'un des pans, Lebanese Rocket Society, avait abordé le programme spatial libanais des années 60, ils ont choisi cette fois-ci de diriger leurs matières grises vers le bas, c'est-à-dire vers « le monde enterré sous nos pieds ». Et d'étayer : « À travers ce projet, nous avons cherché à voir et montrer ce qu'il n'est plus possible de voir, cette histoire recouverte par les strates du temps. »

Or, de prime abord, en jetant un coup d'œil sur l'excavation d'un chantier, on n'y voit fréquemment qu'un cratère vidé, encerclé de murs effrités et de compartiments rasés. Et on nous explique que tel endroit abritait des souks, ou que tel autre faisait fonction de thermes. On a beau consulter de vieux livres d'histoire ou farfouiller dans des plans de villes jaunis, il faudrait beaucoup d'imagination pour déceler une trace de vie dans ces berceaux du temps immobilisés au cœur du nôtre. Ainsi, pour consolider sa démarche, le couple de plasticiens s'est fait accompagner d'archéologues, d'historiens, de géologues et de dessinateurs avec l'aide desquels il a exploré diverses modalités visuelles, dans l'optique de rapiécer et raconter certaines histoires et transformations de notre monde. « Nous avons détourné et déployé la technique de prélèvement d'échantillons du sous-sol terrestre, appelé carottage, effectuée à Paris, Beyrouth et Athènes, trois villes qui nous tiennent à cœur », précisent les artistes.

 

Une recomposition poétique de l'histoire
Une fois ces strates déterrées, elles ont été disposées dans des milliers de boîtes à l'horizontale, conformément à leur ordre souterrain, de manière à reproduire la succession réelle des périodes écoulées. « Par la suite, des extraits de ces carottages ont été resculptés et placés dans des tubes cylindriques oblongs. Et les surfaces prises entre deux strates, désignées par le terme "Discordances/Uncomformities" et qui correspondent à des intervalles manquants dans la chronique du temps, ont été remplies de résines », notent Hadjithomas et Joreige.

Ce sont donc ces sculptures, une sorte de recomposition poétique de l'histoire par les finalistes du prix Marcel Duchamp, accompagnées d'une vidéo et de croquis explicatifs, qui font l'objet de l'installation du Centre Pompidou. À la fois flottants, d'une si grande fragilité qu'on les soupçonnerait d'être au bord d'un gouffre, ces tubes reconstruisent et cimentent toutefois, couche par couche et à la verticale, ce qu'on voit d'ordinaire en débris, éparpillé à la surface. Ces éprouvettes du passé, tels des frises chronologiques qu'on dirait habitées par le poids du temps et de l'homme, se parcourent comme on vit un voyage intérieur et initiatique dans les entrailles d'une histoire inconnue. En évitant soigneusement de tomber dans la nostalgie, chacun des sédiments de « Discordances/Uncomformities » contribue à la narration de la Terre qui « ne se lit plus simplement comme une succession de strates, mais comme une fabrique d'actions mixant diverses traces, époques et civilisations », concluent Joana Hadjithomas et Khalil Joreige.

Au final, l'œuvre aux accents palimpsestes fait passer un message essentiel : nous avons beau détruire, raser et démolir, un autre monde jaillit toujours d'en dessous pour nous rappeler, au-delà de la charge du passé, notre passage éphémère sur cette terre, notre véritable fonction de passants.

 

*« Discordances/Uncomformities » de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige au Centre Pompidou dans le cadre du prix Marcel Duchamp, jusqu'au 8 janvier 2018.

 

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