Curieux que sur cette terre de passage, ce carrefour de tant de cultures où se sont brassés tant de gènes et tant de civilisations, que dans ce Liban si fier de ses traditions d'accueil, le goût des autres se soit perdu. Certes, entre communautés locales, ça n'a jamais été l'amour fou, l'histoire en témoigne. Mais durant les périodes fastes, on savait dépasser les sales petites aversions. On les convertissait en fêtes, en joutes poétiques, en amitiés d'autant plus indéfectibles qu'elles étaient acquises au prix de tabous brisés et de murs abattus. L'arrivée de populations exogènes, notamment les réfugiés palestiniens avec tout leur arsenal, a réveillé les vieilles susceptibilités. La méfiance de l'étranger s'est installée. Une partie d'entre nous était convaincue que les Palestiniens voulaient prendre sa place. Ce n'était peut-être pas faux. Le cours des événements en a décidé autrement et les Palestiniens aujourd'hui en sont réduits à s'entretuer entre les murs de leurs camps surpeuplés et sans issue. Mais le temps a beau avoir érodé nos épines, elles restent hérissées.
On peut aussi comprendre l'antipathie qu'inspirent globalement les réfugiés syriens en raison des souvenirs terribles attachés à la présence de leur armée nationale sur le sol libanais. « Présence » est le ridicule euphémisme qui nous a été longtemps imposé à la place d'« occupation ». Le mot « présence » évoquait tout au plus l'installation d'une belle-mère au foyer d'un couple bancal, et toutes les réjouissances qui vont avec. Difficile d'oublier le Beau Rivage, les fosses communes, les arrestations et abductions arbitraires, les humiliations, les bombardements intensifs, le terrorisme et la soumission de ce qui nous sert d'État. À peine a-t-on cru tourner la page de ces atrocités que déferlaient vers nous les premières vagues de réfugiés syriens. L'amalgame fut vite fait.
Mais cette pauvreté qui s'ajoute à la pauvreté galopante est de moins en moins tolérée. Il suffit d'un rien pour que la haine éclate. Il y eut tentative de vol, et puis viol et assassinat. L'auteur de ce crime épouvantable est un jeune Syrien. Employé comme gardien par les propriétaires aisés d'une demeure de Miziara, il a tué leur fille en s'acharnant sur son corps par tous les moyens. On se souvient de la célèbre réplique d'Hannibal Lecter dans le Silence des agneaux : « Comment commence-t-on à convoiter ? On convoite ce qu'on voit chaque jour. » Comment devient-on un tueur? L'homme a sans doute été confronté à une longue frustration sur fond de perte de repères et d'une banalisation de la violence et de la mort qui a favorisé son passage à l'acte. Quelque chose aura crevé en lui. Son nom n'a pas été révélé. Il ne signifierait rien. Il aurait pu être n'importe qui, de n'importe où. Sa triste gloire sera de cristalliser la colère. Il est l'étranger, il est surtout « Le Syrien ». Certains disent déjà qu'il est « Les Syriens ». Nous n'avons plus de place pour l'autre, mais c'est que nous ne nous supportons plus nous-mêmes.
commentaires (7)
Je salue ce papier si généreux dans ce pays de Thénardiers. Et si nous commencions par chasser "le Syrien" en nous au lieu de nous acharner sur ces pauvres hères déracinés pour cause de guerre?
Marionet
19 h 12, le 30 septembre 2017