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Culture - Rencontre

Pour exister, Jocelyne Saab s’agite, et fait du bien là où elle passe

La réalisatrice, dont le sacerdoce est de restaurer la puissance de l'image, donne en partage un court-métrage, « Un dollar par jour », et une exposition de photos à l'Institut français.

Photo D.R.

C'est au cours de l'automne 2015 que Jocelyne Saab se rend dans la plaine de la Békaa, près de la frontière syrienne, en compagnie d'une amie, elle-même en mission. Réalisant sur le coup qu'il y avait du matériel dans ce lieu, mitoyen d'un pays où les combats sont quotidiens depuis 2011, avec 500 000 morts et 6 millions de réfugiés, la réalisatrice se met à l'écriture du scénario d'un court-métrage qui donnera naissance, plus tard, à une exposition de photos. Tout est une question de hasards pour elle, qui aime souvent citer Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

« L'art est une sorte de dérive, comme disent les jeunes étudiants, renchérit-elle. Une discipline artistique accouche d'une autre et ainsi de suite. » Cette exposition, qui a nécessité beaucoup de temps et qui a été interrompue par de longues plages de fatigue, voit enfin le jour au grand plaisir de cette battante.
« On est une toute petite chose. On ne compte pas dans ce monde infini. Mais heureusement, on s'agite pour exister. » Tout est dit.

Longue histoire d'amour
Jocelyne Saab est cette femme aux multiples combats. Celle qui semble avoir traversé les époques en témoignant souvent au risque de sa vie. Celle dont les yeux vert eau sont grands ouverts au monde et qui lit avec une grande peine la tristesse, mais aussi la violence contenue des enfants. Celle à l'âme de révolutionnaire, mais aussi de poétesse, qui ne peut pas rester les bras croisés. « Peut-être que je n'ai plus ce même idéal de la jeunesse, il s'est estompé, un peu émoussé, ou a mûri. Peut-être que mes illusions sont aujourd'hui perdues, parce qu'il y a une absence totale de pensée – seul un grand magma qui enveloppe le monde... Il me reste néanmoins une conviction : il faut agir. Toutes les guerres sont inutiles et stériles. On le sait, on le voit. Elles ne servent que les intérêts des dirigeants. Elles servent à rendre des populations entières malheureuses et en déroute. Nous l'avons vécu, nous qui étions à une certaine époque en exil. » C'est cette misère et ce danger potentiel qui guette le monde qui interpellent cette artiste pluridisciplinaire et qui la fait aller de l'avant.

« Avec la toile, c'est une longue histoire d'amour. J'avais réalisé une exposition, il y a quelques années... Comme avec la pellicule, d'ailleurs, mais je ne sais pas d'où me vient cette dextérité à la manier, la triturer, la façonner, l'architecturer. » Sur les cimaises de l'Institut français où les photos en noir et blanc sont accrochées telle une pellicule filmique en côtoyant d'autres, recomposées sur toile et enrichies à la feuille d'or, le travail pictural répond au travail cinématographique. Tous les éléments s'y trouvent : la mise en scène, le sujet ainsi que le montage. « Je ne fais pas une simple exposition pour accrocher des photos, dit l'artiste, j'essaye de susciter des interrogations, d'instaurer une réflexion en sensibilisant le regard. Les photos de guerre nous agressent tous les jours, tant et si bien que nous les regardons sans les voir. » En faisant balader ses toiles à l'aide de grues, au-dessus de la ville, en projetant la promo de son film sur des panneaux lumineux, Jocelyne Saab attire un regard désormais sursaturé.

Bruits et silence
En filigrane, la cinéaste explore dans cette pièce vidéo de 6 minutes 34 secondes, intitulée 1$ par jour, des sujets qui lui sont chers : portraits de femmes dans le silence, ici en grève pour récupérer un dollar par jour, jeux d'enfants (il faut revoir son film Les Enfants de la guerre, sorti en 1976), aberration de la guerre, meurtrissures de l'histoire, etc. « Une sorte de fiction méchamment réelle... » Jocelyne Saab y déplace les objets, les décontextualise pour traduire le bouleversement de la vie de ces réfugiés. Ceux-ci habitent des tentes dont les « murs » sont des panneaux publicitaires, purs objets de consommation alors qu'ils sont totalement en marge de cette consommation-là. Le film est traversé par des photos statiques, comme une pause de réflexion, et qui permettent de mieux comprendre l'exposition. À l'instar même des photos en noir et blanc, intercalées par un espace vide qui rappelle, même si elle est invisible à l'œil nu, que la guerre est bien là. Omniprésente. « Tout se soutient, se répond en écho, souligne-t-elle. Les photos, le film, mais aussi le travail pictural où j'ai auréolé la tête des enfants avec de la feuille d'or, comme pour les sacraliser. Car ce sont eux qui sont le sujet central, eux l'avenir du monde. »

Révolutionnaire, mais aussi poète à sa manière, la cinéaste-photographe essaye de rendre le monde plus beau, mais aussi habitable, car selon elle, celui qui est dépossédé de sa maison est également dépossédé de ses repères et peut être très dangereux.

Officier !
Désignée officier de l'ordre des Arts et des Lettres par la France, Jocelyne Saab se dit désormais pleinement consciente de la force symbolique d'un tel titre – « important pour tous mes collègues cinéastes, et surtout pour ces générations grimpantes à qui cette décoration prouve que l'art est encore encouragé ». Son engagement, elle ne l'a jamais mené toute seule, mais entourée d'une équipe fidèle, aussi dédiée qu'elle. Rappelons ce festival de Tripoli qu'elle avait créé dans des conditions précaires. Tant que ses forces la soutiennent, l'artiste continuera à être au service de l'image, de l'image authentique, non agressive, qui crée la tendresse, l'émotion, mais également le questionnement. « Aujourd'hui plus que jamais, le titre qui m'est octroyé prouve que la vigilance des cinéastes et des artistes est indispensable. »

 

 

Pour mémoire

Sortir ces films-témoignages, et Jocelyne Saab, de leur cachette sous le lit

C'est au cours de l'automne 2015 que Jocelyne Saab se rend dans la plaine de la Békaa, près de la frontière syrienne, en compagnie d'une amie, elle-même en mission. Réalisant sur le coup qu'il y avait du matériel dans ce lieu, mitoyen d'un pays où les combats sont quotidiens depuis 2011, avec 500 000 morts et 6 millions de réfugiés, la réalisatrice se met à l'écriture du scénario...

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