Nous, parents de la génération des années 2000, faisons face à un dilemme linguistique insurmontable concernant nos enfants.
Nous avons grandi, pour la plupart d'entre nous, avec les chansons des Rahbani, de Wadih es-Safi, de Sabah, de Feyrouz et de Abd el-Halim, bercés dans les bras de nos mamans. Notre enfance a été marquée par les flashs d'infos, des épisodes de Maya l'abeille, de Grendizer (Goldorak doublé en libanais), de Malaaeb el-sighar, de Heidi, de Belle et Sébastien et de Aachra aabid zghar, les Dix petits nègres en arabe littéraire.
Nous avons creusé nos tunnels souterrains, couru sur la plage, chahuté, sauté à la corde, dessiné nos X sur le sol et compté durant les parties de cache-cache, en libanais. Nous avons récité nos prières à la messe et dans les mosquées en arabe littéraire. Nous savions parler l'arabe littéraire sans aucun complexe.
Nous avons apprécié la mélodie des poèmes arabes et jonglé tant bien que mal avec la grammaire, du moins phonétiquement. Nous faisions et faisons toujours partie intégrante de la société intellectuelle qui veut se distinguer par sa maîtrise des langues française et anglaise sans pour autant se départir de notre propre identité et oublier que nous sommes, avant tout, libanais.
(Pour mémoire : Saïd Akl : « La langue arabe est vouée à la mort ! »)
Dans tous les pays occidentaux, la langue couramment parlée est celle adoptée par les télévisions, les journaux, les écoles et l'administration publique. Dans les pays arabes, Liban inclus, tous les programmes sont en langue locale, bien différente de la langue officielle apprise dans les écoles, sauf pour les nouvelles et les programmes religieux ou politiques sur certaines chaînes, où l'arabe littéraire reste majoritaire...
Mais cet arabe-là est abandonné petit à petit dans plusieurs sphères sociales, malgré les efforts de ceux qui le défendaient farouchement. Beaucoup d'écrivains et d'enseignants de la langue arabe dans les milieux francophones privés se plaignent du niveau inquiétant des élèves qui ne savent même pas le sens de termes basiques.
Tout programme télévisé adoptant cette langue est rapidement zappé et ridiculisé. Les devoirs sont recopiés par les élèves d'un camarade qui profite de leçons particulières à la maison. Aux anniversaires, offrir un livre est devenu trop démodé, et oser offrir un livre écrit en arabe, c'est un bannissement du groupe d'amis garanti.
Dans nos écoles, l'apprentissage de cette langue maternelle et officielle ressemble à celui d'une langue morte. Diabolisée par les parents et grande absente de notre bouquet de chaînes câblées, cette langue est aujourd'hui un outsider indésirable.
(Lire aussi : Histoire, humour, musique, chansons, folklore et culture : la vraie identité des Libanais.)
Langue « inutile »
La langue, moyen de communication entre les hommes et outil de traduction des œuvres prestigieuses, est tristement devenue, pour certains, un moyen de discrimination sociale.
Parler arabe ou libanais dans certains milieux est perçu, malheureusement, comme un signe révélateur d'un niveau social inférieur, tout comme écouter de la musique arabe. Avoir de mauvaises notes et ne savoir pas lire en arabe est devenu monnaie courante dans de prestigieuses écoles libanaises depuis une bonne dizaine d'années.
Le petit écran, notamment Télé Liban, facilitait la tâche de nos parents en nous inculquant cette langue au quotidien, en petites gorgées, tout en nous familiarisant avec les moindres termes, qui, aujourd'hui, sont non seulement sujet de moqueries, mais la preuve d'une résistance culturelle bien palpable de toute une génération.
Cette génération de Tiji, de Nickelodeon, de Disney, la génération d'internet, de la mondialisation, de Netflix et des séries américaines est une génération qui se veut française plus que les Français et américaine plus que les Américains. Cette génération résiste et ne veut plus apprendre cette langue, « inutile » pour certains et terrorisante pour d'autres, qui se veulent francophones ou anglophones même dans l'intimité de leur foyer.
(Lire aussi : La transmettre, l’oublier : que reste-t-il de notre langue d’origine aux États-Unis ?)
Le brevet libanais, première échéance officielle contraignante, sonne le glas pour beaucoup de nos familles bourgeoises. C'est une échéance face à laquelle enfants et parents sont démotivés, car l'histoire, la géographie et l'éducation civique doivent être apprises en arabe littéraire. La difficulté réside non pas dans le contenu des matières enseignées, mais dans la compréhension d'une langue maternelle devenue, au fil des ans, barbare.
L'élève qui s'épanouit dans un monde où la seule trace avec la langue officielle du pays c'est quelques phrases en libanais entendues ici et là, sans aucune compréhension, ne peut la maîtriser sans l'aide de son entourage. Les médias et les livres ont certes un rôle à jouer, mais celui des parents reste primordial.
Nous vivons au Liban, notre langue du cœur n'est peut-être pas l'arabe littéraire, mais c'est certainement le libanais courant. Nos affinités ne correspondent peut-être pas à celles d'une grande partie de nos concitoyens qui privilégient l'arabe, mais il est peut-être temps de changer d'attitude et de se réconcilier avec notre langue maternelle : une langue, c'est avant tout une identité, une nationalité, une appartenance.
Pourquoi ne pas faire suivre aux enfants quelques épisodes de leur dessin animé préféré en arabe, choisir le libanais courant pour communiquer avec nos petits dès leur plus jeune âge, suivre les nouvelles locales, même si médiocres, avec nos adolescents à nos côtés, leur apprendre l'hymne national, leur faire réciter et leur expliquer les poésies, danser, chanter en arabe et dédiaboliser le libanais courant ? Il ne faut pas craindre de voir nos petits s'arabiser, s'abrutir, ou sombrer dans la vulgarité... Au pire, ils risqueront d'apprendre et d'aimer une nouvelle langue. La leur...
Nous avons grandi, pour la plupart d'entre nous, avec les chansons des Rahbani, de Wadih es-Safi, de Sabah, de Feyrouz et de Abd el-Halim, bercés dans les bras de nos mamans. Notre enfance a été marquée par les flashs d'infos, des épisodes de Maya l'abeille, de...
commentaires (13)
Très bon article qui résume bien la situation. Qu'on le veuille ou non, la langue arabe est la langue officielle du pays. C'est d'ailleurs étonnant qu'il ait été donné la possibilité aux élèves de délaisser l'arabe dès la classe de 3ème et de se soustraire ainsi aux épreuves officielles. Grave erreur de l'Education Nationale que de laisser ce choix aux élèves (et à leurs parents !) Comment ces jeunes d'aujourd'hui, citoyens de demain, traiteront-ils avec l'administration libanaise ? Seront-ils en mesure de lire et d'interpréter correctement un texte officiel, un rapport, un article ... ? Certains libanais de l'étranger se sentent plus impliqués que les libanais résidant au pays des cèdres. D'ailleurs, on ne se sent appartenir à un pays que lorsqu'on le quitte. Faut-il hélas quitter le Liban pour apprendre l'arabe à ses enfants ?
R.N.
22 h 18, le 10 mai 2017