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La revanche du temps

Il court, il court, le Libanais au volant : après quoi court-il, on est en droit de se le demander, puisqu'il finit, de toute manière, par tomber sur des embouteillages inextricables. En attendant, il (ou elle) prend tous les risques, défend bec et ongles son mètre de mauvais asphalte, colle littéralement au véhicule qui le (ou la) précède, déboîte brusquement, slalome entre les voies, trouvant moyen d'engager, dans le même temps, une conversation animée au téléphone.

Mais par quel malin prodige des individus qu'habite, à ce point, la hantise du sprint forment-ils une des populations les plus amorphes, les plus résignés de la planète, les plus insensibles à l'œuvre dévastatrice de ce temps qui vous file implacablement entre les doigts ? Il y a déjà près d'un siècle qu'était proclamé l'État du Grand-Liban, et cela fait trois autres quarts de siècle que notre République a accédé à l'indépendance ; or nous n'avons pas encore fini de nous doter d'un État digne de ce nom, ni d'une république rigoureusement régie par le jeu des institutions ; nous n'avons pas davantage réussi à faire de notre conglomérat de communautés un peuple en bonne et due forme.

Que dans cette région nous ne soyons pas les seules victimes du temps qui fuit ne devrait guère nous consoler, bien au contraire. Le conflit de Palestine perdure, notre frontière attend toujours d'être tracée, la frontière sud demeure exposée en dépit de la couverture onusienne, et la question des générations de réfugiés résidant sur notre sol reste en suspens. Face au conflit de Syrie – entré, qui l'eût prédit, dans sa septième année –, nos bonnes résolutions de neutralité sont mises à mal par l'irruption du Hezbollah dans cette guerre et c'est un nouveau lot de réfugiés, encore plus massif, que nous récoltons de cette triste affaire.

Non, une telle cascade de dommages collatéraux ne nous exonère en rien de nos propres tares, du dysfonctionnement endémique de la vie quotidienne. C'est bien à tort que l'on envie les Libanais pour leur proverbiale débrouillardise, leur capacité à s'adapter aux plus insensées des situations ; responsables et citoyens s'y adaptent si bien, en fait, qu'ils finissent par s'accoutumer au pire, par tolérer l'inacceptable : c'est là le pernicieux revers de la médaille.

Songez encore aux ravages du temps, dans un pays où l'on s'escrime en vain à remplacer une loi électorale datant de 1960, où les gouvernements, au prix de mille contorsions comptables, ont gouverné non moins de douze ans sans budget, où l'on planche depuis des lustres sur l'échelle des salaires, où même les juges en viennent à faire la grève. Depuis 1975, le Liban est privé, entre autres services de première nécessité, de toute distribution décente de courant électrique. Quinze années de guerre ont dévasté le réseau ; puis 27 ans d'après-guerre n'ont fait qu'étaler au grand jour toute l'incurie, tout l'affairisme, toute la vénalité des responsables. Qui, sans jamais souscrire à quelque programme rationnel de réhabilitation, ont gaspillé en lamentables expédients des montants colossaux : qui, bien investis, auraient pu faire du Liban le premier producteur de kilowatts de la région. Eh bien non : pour des années à venir, selon toute probabilité, vous continuerez de payer sans broncher à EDL le courant qui n'arrive pas, ou si peu ; et vous demeurerez à la merci du générateur de quartier, ce gentil dépanneur qui vous escroque tout de même d'une bonne partie de l'ampérage convenu.

Qu'une telle arnaque ne vous étonne surtout pas. C'est du haut que vient l'exemple ; c'est cela, hélas, l'air du temps.

 

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Il court, il court, le Libanais au volant : après quoi court-il, on est en droit de se le demander, puisqu'il finit, de toute manière, par tomber sur des embouteillages inextricables. En attendant, il (ou elle) prend tous les risques, défend bec et ongles son mètre de mauvais asphalte, colle littéralement au véhicule qui le (ou la) précède, déboîte brusquement, slalome entre les voies,...