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Liban - La vie, mode d’emploi

49 - Le salut par le temps retrouvé

On a beaucoup disserté sur l'enseignement, en bien et en mal. Mais le drame n'est pas là où l'on croit. Il n'est pas dans la transmission aux enfants d'un savoir prétendument idéologique, dans le conseil généralement inutile donné à celui qui en a besoin ou le réclame. Il est dans le fait que celui qui fut un jour enseigné ou conseillé se retrouve condamné à l'être à tout jamais.
Regardez cet homme de plus de cinquante ans : il dirige une grande firme, préside plusieurs associations d'aide aux enfants en difficultés (scolaires, psychologiques, d'adaptation sociale, etc.), vient d'avoir un petit-fils, taquine la muse à ses heures de loisir et voilà qu'à chaque rencontre avec son ancienne maîtresse de l'école primaire, il reçoit d'elle encore une jolie leçon sur la manière de bien se tenir, d'articuler distinctement ses mots, de s'exercer à la conjugaison, etc.
Regardez cet autre quinquagénaire : il a, depuis des lunes, oublié le chagrin d'amour de ses seize ans et la fille qui l'a causé, et voilà qu'un camarade de classe le lui sert en plat de résistance avec multiple garniture à chaque dîner annuel de leur promotion, comme s'il était encore à pleurer tel un veau et à supplier qu'on l'aide à conquérir le cœur de la cruelle.
On dirait que, pour ces maîtres et conseillers, l'heure s'est arrêtée au moment où ils vous ont connu. Vous êtes cette heure. Aussi, nul besoin de machine sophistiquée à remonter le temps, de madeleine proustienne, du hasard d'un pavé mal ajusté, de l'interminable recherche du temps perdu : il suffit de se retrouver en leur présence pour que tout revive à l'identique, dans sa totale insignifiance et leur total pouvoir sur vous. Car c'est bien cela qu'ils aiment : ajuster le temps au moment où vous étiez, dans votre détresse, complètement à leur merci. Il n'y a pas de grand homme pour son valet, dit-on, et non plus, faut-il ajouter, pour celui qui vous a vu, un jour, en culottes courtes, tremblant de n'avoir pas retenu parfaitement votre poésie ou, à peine plus âgé, larmoyant de n'avoir pu obtenir un regard de votre voisine. Vous aurez alors beau rappeler votre âge, les diplômes obtenus, votre mariage heureux, davantage : vos noces d'argent que vous avez célébrées depuis peu, en vain. Il vous faudra revivre dans le détail cet épisode de votre balbutiement alors que vous récitiez Le loup et l'agneau et de vos meuglements en imaginant la Mata Hari de votre quartier sortant de chez elle au bras d'un autre. « Mais, oui, vous vous tortilliez devant toute la classe et répétiez le troisième vers ;
vous ne parveniez pas à vous souvenir du suivant ; on vous en a soufflé le premier mot et vous vous êtes mis à le répéter à son tour ; mais enfin, il était évident que vous n'aviez pas étudié votre leçon, que vous aviez préféré vous amuser ;
j'ai dû me résigner à vous mettre un trois sur vingt et à vous demander de recopier trente fois la fable en vous menaçant d'une retenue la prochaine fois que... », rappelle la maîtresse à la mémoire plus impitoyable que celle d'un créancier. « Tu te prenais la tête dans les mains et la cognais contre le mur ; tu menaçais de te tuer ; heureusement que j'avais fermé les fenêtres et vidé la boîte à pharmacie ; je t'avais pourtant récité à l'oreille, le matin même, toute la litanie que nous avions composée ensemble pour conjurer le malheur des filles trop belles... », assure l'ancien camarade à la sollicitude aussi prévenante que naïve.
Comment ne pas s'étonner et s'interroger lorsqu'on est témoin ou victime de pareilles scènes : ces maîtres et conseillers n'ont-ils pas eu une vie ? N'ont-ils rien tiré comme enseignement de ses heurs et malheurs ? N'ont-ils pas ressenti le sérieux des choix qu'on y fait et des épreuves qu'on y subit ?
N'ont-ils rien lu, rien vu ? N'ont-ils rien jeté par-dessus bord de leurs souvenirs d'autrefois, cette verroterie de bazar, pour faire cargaison neuve de vraies pierreries ? Est-ce parce qu'ils ont peur de prendre conscience du néant de leur existence qu'ils s'acharnent à ressusciter ce moment unique de votre désespoir d'enfant ou d'adolescent et de leur toute-puissance de maîtres et de conseillers ?
Ils vous tiennent, à jamais, dans leurs filets. Ne battez pas des ailes dans l'espoir de vous glisser entre les mailles : leur souvenir est tricoté serré, serré, à étouffer le papillon que vous êtes, à le faire redevenir chrysalide ou même larve dans un cocon. Ils vont rentrer chez eux, repiquer l'insecte dans leur album d'entomologiste. Ils pourront ensuite passer une nuit paisible. Ils n'auront pas trahi leur vocation : ils auront appris à l'impertinent qui croit au temps, la seule pertinence de l'instant. Le leur.

Nicole HATEM

On a beaucoup disserté sur l'enseignement, en bien et en mal. Mais le drame n'est pas là où l'on croit. Il n'est pas dans la transmission aux enfants d'un savoir prétendument idéologique, dans le conseil généralement inutile donné à celui qui en a besoin ou le réclame. Il est dans le fait que celui qui fut un jour enseigné ou conseillé se retrouve condamné à l'être à tout...

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