Des houthis à l’arrière d’un camion lors d’un rassemblement destiné à recruter de nouveaux combattants à Sanaa, en avril 2015. Khaled Abdullah/Reuters
L'Arabie saoudite s'est récemment attirée de vives et nombreuses critiques pour son action à la tête de la coalition contre les rebelles houthis du Yémen. Certains raillent le royaume, le plus riche État arabe, qui s'acharnerait ainsi contre le plus pauvre. D'autres affirment que la lutte contre les houthis – un mouvement politico-religieux dirigé par des chiites zaïdites – n'est qu'un épisode d'une guerre plus vaste contre les chiites, que mèneraient les Saoudiens. Ces affirmations simplistes relèvent d'une incompréhension fondamentale du rôle tenu par le royaume au Yémen – et, de fait, dans tout le monde arabe.
L'Arabie saoudite n'est pas intervenue pour s'en prendre aux zaïdites. Lors de la guerre civile yéménite, dans les années soixante, elle a même activement soutenu la famille royale zaïdite. En revanche, c'est bien aux efforts cyniques de l'Iran, qui cherche à tirer parti des luttes internes au Yémen pour nouer une alliance militaire avec les rebelles houthis – alliance dont la seule cible concevable est l'Arabie saoudite – qu'a réagi le royaume.
Mais lorsque les autorités saoudiennes ont tenté d'alerter la communauté internationale sur les activités de l'Iran au Yémen, elles se sont heurtées à un déni. Les commentateurs occidentaux, en particulier, se sont livrés à toutes sortes d'acrobaties pour éviter de reconnaître l'engagement iranien dans le conflit, même lorsque les preuves du contraire étaient de plus en plus nettes.
Au cours des dix-huit derniers mois, la marine américaine a intercepté quatre chargements d'armes en provenance d'Iran destinés au Yémen. L'Iran lui-même s'est targué maintes fois de contrôler quatre capitales arabes, y compris Sanaa, et les houthis se sont beaucoup rapprochés du Hezbollah, le filleul politique et militaire de l'Iran au Liban.
De fait, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, proclame que la cause houthie est la sienne ; il a autorisé les médias houthis à s'installer dans la banlieue sud de Beyrouth et a invité ouvertement les combattants houthis à s'entraîner avec ses propres forces. Les slogans politiques houthis, la propagande du mouvement et son modus operandi sont calqués sur ceux du Hezbollah.
Le gouvernement saoudien est entré en guerre au Yémen avec les yeux ouverts. Ayant déjà eu à combattre les houthis en 2009, il se doutait qu'il ne s'agirait pas d'une promenade de santé. Pas plus qu'il ne s'attendait à obtenir, par une tactique « de choc et de stupeur », un résultat immédiat, comme l'a prétendu l'ancien ambassadeur des États-Unis au Yémen. L'Arabie saoudite prévoyait une guerre confuse, de longue durée et onéreuse, et c'est effectivement dans un tel conflit qu'elle s'est engagée.
L'intervention saoudienne souligne en revanche la gravité de la menace qui pesait sur le royaume, dès lors que les houthis eurent renversé le gouvernement légitime du Yémen et pris le contrôle de Sanaa. Si l'Iran n'avait pas été contrarié dans son projet d'établir une alliance solide avec les houthis, le Nord-Yémen serait devenu un autre Liban-Sud, où un bras armé iranien pourrait travailler à loisir contre la sécurité nationale saoudienne.
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Au Yémen, l'Arabie saoudite a clairement défini ses deux objectifs militaires. Le premier est de perturber les livraisons d'armes iraniennes aux houthis, de les rendre beaucoup plus difficiles et beaucoup plus onéreuses – idéalement, de les rendre impossibles. Le deuxième est de faire clairement comprendre aux houthis et à leurs amis qu'une alliance avec l'Iran leur coûterait très cher.
Ces deux objectifs ont été atteints. Les aéroports yéménites ont été fermés et les ports soumis à un blocus. Malgré les tentatives iraniennes d'introduire par la contrebande des armes au Yémen, les flux entrants d'armement ont considérablement diminué. Pendant ce temps, l'Arabie saoudite a poursuivi une intense campagne aérienne contre les houthis. Le prix de leur alliance avec l'Iran ne pouvait pas être plus clair.
Mais dans la guerre, un succès n'est jamais sans sacrifice. Et malheureusement, les civils yéménites ont payé un lourd tribut, puisque 10 000 personnes ont été tuées depuis le début du conflit. Pour des frappes aériennes ayant duré presque deux ans contre une armée non conventionnelle, le chiffre n'est pas particulièrement élevé. Les pertes sont faibles en comparaison de la Syrie où les frappes aériennes menées par les forces russes, iraniennes et syriennes ont également causé la mort de 10 000 civils, mais en quelques semaines.
En outre, les allégations selon lesquelles la coalition saoudienne aurait intentionnellement ciblé des civils – ou des infrastructures pour les mêmes raisons – n'ont pu être vérifiées par des observateurs neutres. Ceux qui ont eu accès au champ de bataille n'ont pu y parvenir que sous contrôle ou sous surveillance houthie. Et en réalité, il ne serait pas dans l'intérêt de l'Arabie saoudite de chercher à détruire le Yémen : Riyad devra probablement fournir au Yémen l'essentiel de l'aide à la reconstruction lorsque la guerre sera terminée et que le reste du monde aura tourné ailleurs son attention.
Aucune de ces considérations n'atténue pourtant la tragédie que représentent ces victimes civiles. La situation est vraiment horrible et montre combien il est urgent de vaincre les houthis et de mettre un terme au conflit yéménite. Mais cela n'a guère de sens de rejeter les torts sur l'Arabie saoudite, qui n'est pas entrée en guerre pour démontrer sa puissance, mais pour neutraliser une menace grave – voire létale – à sa sécurité.
Si les menaces qui pèsent sur l'Arabie saoudite sont ici et là minimisées, les dirigeants du royaume ne sont pas dupes. Ils ont vu ce qu'a fait l'Iran au Liban, en Syrie, en Irak, et ils entendent ce que l'Iran et ses alliés disent dans leurs médias locaux (jamais dans ceux qui sont destinés à une audience occidentale) de leurs intentions belliqueuses à l'égard du royaume et de ses dirigeants. Historiquement, l'Arabie saoudite est plutôt encline à accepter des seuils de menace très élevés – beaucoup plus élevés que ne le tolérerait une superpuissance comme les États-Unis – avant d'entreprendre une action militaire.
Pour sa propre protection, l'Arabie saoudite devra s'assurer du maintien de l'embargo sur l'aide militaire iranienne aux houthis yéménites. Si, par exemple, les Nations unies acceptaient d'assumer cette responsabilité, la guerre au Yémen pourrait très rapidement prendre fin, et de nouvelles pertes pourraient être également évitées aux populations civiles. Mais si le monde continue de détourner le regard devant l'engagement de l'Iran au Yémen, et sur la menace qu'il constitue pour l'Arabie saoudite, le royaume n'aura guère d'autre choix que de maintenir sa présence au Yémen. Sa propre sécurité en dépend.
Traduction François Boisivon
© Project Syndicate, 2016.
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commentaires (6)
Parce qu'elle préfère s'en prendre aux chiites plutôt qu'à Daech qui n'est pas chiite. FM
Rotary Beyrouth
12 h 37, le 14 décembre 2016