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Liban - La vie, mode d’emploi

44- Le salut par la victimisation

Autrefois, on cherchait à être un héros et on payait ce titre par des hauts faits qui n'interdisaient pas de trucider allègrement. Aujourd'hui, on devient héros en se proclamant victime, avec transmission du titre et des avantages, sans prescription. C'est la surenchère de la victimisation, comme jadis des actes de bravoure. Le « Messieurs les Anglais tirez les premiers » est devenu « Messieurs les policiers cognez sans plus tarder et hésiter », « Monsieur le président n'arrêtez surtout pas d'emprisonner, de torturer, de fusiller, d'affamer », « Messieurs les révoltés continuez votre tuerie sans faire dans la dentelle »... Et comme chacune des victimes veut occuper la scène tout entière et tout le temps, il y a encombrement et lutte sans merci entre victimes à coups de rappel des persécutions, des massacres, des hécatombes, des génocides... Le mémoriel, tel l'événementiel, interdit de laisser la place à l'événement, de reconnaître la victime d'aujourd'hui et de tenter de la sauver.
Une amie m'a relaté les péripéties d'un séjour qu'elle a fait en France, alors qu'elle sortait des abris d'un quartier assiégé de Beyrouth et que la vague de la victimisation commençait à sévir en Europe. Il y eut, d'abord, un dîner chez de grands bourgeois juifs qui l'avaient invitée pour lui raconter comment la grand-mère du mari, très longtemps après la fin de la guerre, continuait à trembler chaque fois qu'on frappait à sa porte par crainte que ce fût la Gestapo. On demandait à mon amie de s'apitoyer sur une telle tragédie. Ce qu'elle fit volontiers puisque adolescente elle avait lu le Journal d'Anne Frank qui n'avait pas encore été mis à l'index par les hérauts d'autres victimes. Ses hôtes lui signifiaient aussi qu'elle ne pouvait exiger des petits-enfants qu'ils puissent s'intéresser à sa propre histoire de peurs, de tremblements, de francs-tireurs et d'obus... Dans l'appartement-musée, il y avait des objets d'art et l'histoire de la grand-mère qui protégeait richesse et bonne conscience. Personne n'avait le droit d'inquiéter les habitants en frappant à leur porte avec son récit de malheurs puisque le malheur c'était eux et chez eux. Leur grand-mère leur avait acquis, pour des générations encore, le droit qui revient à toute victime : celui de raconter son drame, d'exiger une pitié qui impose qu'on s'oublie soi-même pour autrui.
La deuxième étape de ce parcours victimaire fut plus inattendue. Mon amie fut invitée à la faculté de théologie protestante. Là, elle découvrit deux choses : d'abord, l'obligation imposée aux ministres du culte et contestée par la nouvelle génération de vivre avec leur famille dans « une maison en verre » sous le regard sans concession de leurs coreligionnaires ; puis, la réalité toujours vivante, pour anciennes et jeunes générations, de l'histoire des huguenots et de leurs persécutions par les papistes. Comme elle était la seule catholique dans la salle, elle se sentit particulièrement visée et comprit que là aussi elle devait faire profil bas et qu'elle n'était autorisée qu'à communier aux souffrances des pasteurs soumis aux regards inquisiteurs de leurs fidèles et à celles des victimes des dragonnades et de leurs descendants condamnés au « devoir de mémoire ». Ainsi, pour tous ces héritiers de catastrophes, l'histoire s'était arrêtée à un certain moment et le reste du temps était fait pour la ressasser. Peut-être craignent-ils de s'oublier en l'oubliant ? Sans doute, aurait répondu mon amie, mais pourquoi tenter de contrecarrer l'oubli par trop de mémoire et ne pas chercher la voie d'une « juste mémoire » ? Pourquoi, surtout, faut-il que l'histoire ait toujours besoin d'oreilles non seulement attentives, mais complaisantes, mais inconditionnelles ? Pourquoi faut-il être toujours auditeur, victime de ce besoin constant qu'éprouve autrui de se donner de bonnes raisons de ne pas agir ou de mal agir ? Pourquoi faut-il avoir toujours le sentiment en l'écoutant que l'humanité en votre personne n'a pas assez fait, vous qui ne savez pas ponctuer son récit aux bons endroits avec des exclamations aux différentes nuances de la commisération ?
La dernière version de la victime, mon amie l'a découverte sous les traits de l'intellectuel catholique se plaignant d'être ostracisé par ses collègues incroyants et par les éditeurs qui ne veulent plus publier que des auteurs juifs ou des ouvrages sur le judaïsme longtemps victime, disent-ils, de l'antijudaïsme théologique. Ainsi, son séjour à l'étranger qui devait lui permettre de sortir de son abri et de respirer un air sain de liberté sans soufre, l'y a ramenée très vite : il fallait revenir à sa place de victime parce que, au moins, pour ceux qui bombardaient son quartier, elle existait. Eux étaient très contents de toutes ces victimes trop occupées à raconter leur passé douloureux pour s'intéresser vraiment aux souffrances de celles d'aujourd'hui.
Depuis lors, mon amie a fait d'autres séjours en France et a eu ainsi l'occasion d'accroître sa connaissance de la population victimaire : les enfants des harkis, des pieds noirs et des immigrés algériens, des collabos stigmatisés et des résistants trop adulés, les descendants des albigeois nostalgiques de la langue d'oc, les recalés de l'École de la République qui réclament qu'on y enseigne la langue des banlieues et les « héritiers » du capital symbolique qui plaident pour une meilleure réputation et un capital substantiel... Depuis lors, les bourreaux ont appris la leçon et se font aussi passer pour de malheureuses victimes. Toute la question désormais est de savoir qui remportera la palme en matière de victime exemplaire... au point qu'on n'hésite pas à sacrifier des populations entières de son propre quartier et de sa propre ville pour gagner des points au palmarès.
La victimisation, comme le désespoir, un fauteuil qui ne manque pas de confort.

Autrefois, on cherchait à être un héros et on payait ce titre par des hauts faits qui n'interdisaient pas de trucider allègrement. Aujourd'hui, on devient héros en se proclamant victime, avec transmission du titre et des avantages, sans prescription. C'est la surenchère de la victimisation, comme jadis des actes de bravoure. Le « Messieurs les Anglais tirez les premiers » est devenu...

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