Au soir du 13 novembre 2015, Nadim*, médecin franco-libanais, se trouvait au Bataclan avec sa compagne pour écouter les Eagles of Death Metal. Il était dans la salle quand un commando de jihadistes du groupe État islamique est entré et a commencé à mitrailler la foule. Sur les 130 morts recensés lors de cette nuit de terreur à Paris, 90 seront recensés du Bataclan.
Quelques heures après le drame, Nadim avait livré à L'Orient-Le Jour son témoignage. Lui et sa compagne, couchés sur le sol de la fosse, se faisant les plus petits possible. Les tirs, les détonations, les gémissements des victimes, l'odeur du sang... « Chaque instant qui passait, je me disais que nous étions encore en vie, que nous tenions le coup. J'ai une seconde de plus à vivre, j'ai de la chance. Mais jusqu'à quand ? »
« Je faisais peur aux gens »
Nadim et sa compagne s'en sont sortis. Mais un an plus tard, les plaies psychiques peinent toujours à cicatriser. « Je vais mieux aujourd'hui. Sûrement mieux que lors de notre dernier entretien, confie Nadim lors d'un entretien téléphonique. J'ai eu des moments très chaotiques. J'ai ressenti pendant longtemps une énorme tristesse et de la colère. » Les spécialistes qui le suivent psychologiquement lui ont expliqué que la colère est un mécanisme de défense psychique. « Ma façon d'exprimer ma peur se faisait par la colère », dit-il. Cela a affecté sa famille et son entourage, reconnaît le quadragénaire. « J'étais renfermé sur moi-même. Je faisais peur aux gens. Parfois, mes proches ne me reconnaissaient plus. »
Un an après, Nadim n'a pas de flash-back visuels de la nuit du 13 novembre. Mais c'est la tristesse qui ne veut pas le lâcher. Le fait d'être sollicité par les médias, les autorités ou des collectifs de victimes ne lui rend pas la vie facile.
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« On voit les gens sans filtre »
Aujourd'hui, Nadim estime avoir réussi à prendre du recul. « C'est le facteur temps qui a joué », croit-il. Lui et sa famille bénéficient toujours d'un suivi psychiatrique personnalisé, sans pour autant avoir été hospitalisés. Deux semaines à peine après les attentats, Nadim reprend son travail. « C'était une grosse erreur, reconnaît-il. J'ai toujours peur de commettre des erreurs au boulot. Vous savez, une faute médicale ne pardonne pas... » Ces 15 jours de pause, Nadim n'en garde quasiment aucun souvenir. « Seulement des bribes. Mais je me rappelle qu'on était, ma compagne et moi, chouchoutés par nos proches, nos collègues et ceux qui nous aiment. C'est dans ces moments-là que l'on réalise qui sont les vrais amis. On voit les gens sans filtre. Les Libanais connaissent sûrement ce sentiment, en raison de la guerre civile et des autres drames qu'ils ont vécus. »
« L'humour peut sauver des vies parfois »
Souvent les victimes d'attentats se sentent incomprises par leur entourage et ont du mal à se confier. Nadim, lui, a pu le faire avec sa compagne, qui a vécu le même enfer que lui. « On a eu "cette chance" d'avoir vécu la même chose », dit-il, en hésitant longuement avant d'employer le mot « chance ». « Nous parlons beaucoup du 13 novembre elle et moi, malgré la peur de tirer l'autre vers le bas. Mais mieux vaut mettre des mots sur notre peur et notre tristesse. »
L'exercice s'avère toutefois plus difficile sur son lieu de travail. « Je suis timide avec les collègues, raconte Nadim, qui dit être quelqu'un de réservé. Je n'ai pas envie de déranger. On est une petite équipe de six personnes. On se connaît bien. Parfois, on en parle avec des blagues. Vous savez, l'humour peut sauver des vies. »
Sortir de chez lui est toujours une sorte de parcours du combattant pour Nadim. Mais il ne lâche pas prise. « J'arrive à prendre le métro et à sortir un livre durant le trajet. C'est incroyable ! Car il y a cet état d'hypervigilance qui persiste. » Celle-ci s'exprime pleinement dans les bars, cibles également des terroristes du 13 novembre. « Dans un bar, je cherche la place qui me permettra d'avoir une visibilité maximale sur les lieux », explique-t-il. « Comme si j'étais un parrain de la mafia. Du coup, on se moque de moi », poursuit-il en riant.
Nadim a évité la plaie des cauchemars, il fait plutôt « des rêves illustrés ». « J'ai surtout des difficultés à m'endormir depuis ce 13 novembre. Il me faut suivre un vrai rituel avant de me coucher. Lire 12 000 pages par exemple ! » plaisante-t-il.
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« Rescapés », pas « victimes »
Après les attentats du 13 novembre, de nombreux collectifs et associations d'aide aux victimes ont émergé. Nadim salue le travail de ces organisations, même s'il reconnaît qu'il ne se sent pas toujours à l'aise en leur sein. « J'ai peur de m'enfermer dans un univers clos. » C'est aussi peut-être pour cela que longtemps, Nadim a refusé de réclamer les indemnités auxquelles il a droit en tant que victime d'acte terroriste. « Je me suis même disputé avec un policier qui voulait qu'on soit inscrits en tant que "victimes". Je lui ai dit qu'on était des "rescapés". C'est peut-être mon tempérament libanais qui a prévalu ce jour-là », ironise le médecin.
Il y a une semaine, il a fini par céder. « On m'a finalement convaincu. Mais je me demande : est-ce que les Libanais ont été indemnisés suite à la guerre civile ? Et les enfants de Syrie ? Mais bref, on n'est pas en guerre en France. »
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La mémoire qui flanche
Pour sa réouverture, aujourd'hui, le Bataclan accueille le chanteur Sting. Moins d'une heure après la mise en vente en ligne des billets, la salle affichait complet. « Ah, c'est Sting qui sera à l'affiche pour la réouverture? » interroge Nadim, d'une voix presque amusée, en apprenant la nouvelle. Ira-t-il le voir ? « Je crois que non », dit-il après un moment d'hésitation. Nadim a toutefois contacté personnellement, vendredi dernier, les White Miles, un duo rock autrichien qui jouait en ouverture des Eagles of Death Metal le soir de la tuerie. Ensemble, ils ont passé un beau moment.
Demain dimanche, un an exactement après les attaques, une plaque commémorative sera apposée devant le Bataclan. Des proches de victimes et des survivants de l'attaque, dont des membres des Eagles of Death Metal, devraient assister à la cérémonie. Nadim et sa compagne n'y seront pas. « La mairie nous a sollicités, mais on a décidé d'éviter d'y être », explique-t-il.
« On voudrait bien revenir sur les lieux, pour un peu réécrire ce qui s'est passé là-bas, pour que ça ne soit plus un endroit de mort, mais un lieu où la vie continue. Mais se retrouver avec plein de monde autour, sous l'œil des caméras... c'est insupportable », lâche Nadim, qui a décidé, avec sa compagne, de passer le week-end hors de Paris. « Nous avons décidé de ne pas être dans la capitale le 13 novembre. Il ne va rien se passer (dimanche), mais cela a une portée symbolique pour ma compagne et moi », s'empresse-t-il d'expliquer.
Pourtant, après l'attaque, le couple était revenu sur les lieux du drame. « C'était quand exactement ? » demande-t-il à sa compagne qui se trouve près de lui. « Le lendemain, le 14 », lui répond-elle. La mémoire de Nadim flanche, il n'arrive pas à se remémorer ce moment.
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« L'indécence de certains médias »
Ce que craint Nadim aujourd'hui, c'est que dans quelques années, on ne le croie plus lorsqu'il racontera que lui et sa compagne ont survécu aux attentats de Paris. Il évoque un certain « négationnisme » qui l'inquiète. « D'un côté, je veux fuir l'aspect pompeux des commémorations, mais de l'autre ça réconforte. Quand je raconterai mon histoire dans 20 ans, on ne me croira pas. On me dira "mais non tu n'y étais sûrement pas, toi". Même nous, nous nous demandons parfois : comment avons-nous pu y être ? On aurait dû être morts... »
Outre les commémorations qui remuent le passé, il y a les autres attentats. Comme celui perpétré à Nice, le 14 juillet dernier. Un retour en enfer pour Nadim. « J'éprouvais une colère noire. J'ai fondu en larmes. Je n'ai pas pu regarder les images à la télé. En lisant la presse, j'ai lu l'indécence de certains médias. J'ai compris qu'on n'avait rien retenu de ce qui s'était passé le 13 novembre. Politiques et médias... Ils ont joué le jeu. C'est ce que veulent les terroristes. »
Aujourd'hui, Nadim déplore une « dérive ultrasécuritaire » en France. « Tout ça pour donner un semblant de sécurité. Mais les politiques sont complètement démunis », estime-t-il. « Si on veut plus de sécurité aujourd'hui, il faut chercher à comprendre pourquoi ça s'est passé. On ne sera jamais à l'abri de la prochaine attaque et il faut arrêter de dire que tout va bien se passer », tranche-t-il.
Nadim ne se fait aucune illusion sur les blessures de l'âme qui ne disparaissent pas. « Où que j'aille, je ne me sentirai plus jamais en sécurité. Que ce soit en France ou ailleurs. »
*Le nom de la personne a été changé à sa demande pour des raisons de confidentialité.
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