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Moyen Orient et Monde

Le retour de l’endiguement

Dominique Moïsi

« Le principal élément de toute politique des États-Unis vis-à-vis de l'Union soviétique doit constituer un endiguement de long terme, patient mais ferme », écrivait le diplomate américain George Kennan dans un article demeuré célèbre, paru en 1947 dans la Revue Foreign Affairs et signé « X ». Remplaçons « Union soviétique » par « Russie », et la « politique d'endiguement » préconisée par Kennan est encore aujourd'hui parfaitement sensée. C'est presque comme si rien, depuis soixante-dix ans, n'avait changé, bien que tout ait changé.

Certes, l'Union soviétique a été définitivement « endiguée », pourrait-on dire. Mais la Russie montre aujourd'hui les mêmes « tendances expansionnistes » contre lesquelles Kennan nous mettait en garde. Et le niveau de confiance entre la Russie et l'« Occident » n'a jamais été aussi faible depuis la fin de la guerre froide. Pour Vitali Tchourkine, ambassadeur de la Russie aux Nations unies, les tensions actuelles « sont probablement les plus graves depuis 1973 », lorsque la guerre du Kippour avait amené les États-Unis et l'URSS plus près d'une confrontation nucléaire qu'ils ne l'avaient jamais été depuis la crise des missiles à Cuba.

Ce pessimisme est justifié. En une année, les raisons de discorde avec la Russie se sont multipliées et renforcées. La Russie s'est retirée d'un certain nombre d'accords nucléaires et le Kremlin a récemment déployé à Kaliningrad, près de la frontière polonaise, des missiles à moyenne portée Iskander, qui peuvent être équipés de charges nucléaires.

 

(Lire aussi : Pourquoi les pays de l’UE n’arrivent-ils pas à adopter une attitude commune face à la Russie ?)

 

En outre, la crise ukrainienne est loin d'être résolue : les accords de cessez-le-feu de Minsk ne sont pas respectés et le conflit armé peut à tout moment entrer dans une escalade. Il semble par ailleurs probable que la Russie intervienne directement dans la vie politique des démocraties occidentales, en organisant les fuites de documents sensibles et en finançant les populistes d'extrême droite, de Marine Le Pen à Donald Trump, susceptibles d'apporter leur soutien au Kremlin.

Sans oublier le rôle joué par la Russie en Syrie. L'encre de l'accord de cessez-le-feu négocié avec les États-Unis était à peine sèche que la Russie, conjuguant ses forces à celles de son allié, le régime du président Bachar el-Assad, lançait sur Alep une campagne de bombardements massifs et meurtriers. Lorsque les États-Unis ont exprimé leur irritation, les Russes ont répliqué en les accusant de se montrer hypocrites : quand l'Arabie saoudite bombarde Sanaa, la capitale du Yémen, tenue par les rebelles houthis, que soutiennent les Iraniens, ils ne protestent pas. (Si l'on veut se livrer à un compte macabre, la différence tient aux centaines de milliers de morts en Syrie, alors qu'au Yémen n'ont péri que quelques centaines de personnes.)
Il semble clair que l'Occident doit imposer des limites à la Russie. Mais comment ? La question suscite de profondes divisions entre les pays d'Europe, liées à des considérations géographiques, historiques, politiques et commerciales. Et au sein d'un même pays, elle crée des tensions considérables.

 

(Lire aussi : Tensions croissantes entre Occidentaux et Russes)

 

En Allemagne, où l'on se prépare à l'élection fédérale de l'an prochain, le Parti social-démocrate (SPD) semble pencher pour la détente, tandis que la chancelière Angela Merkel et l'Union chrétienne-démocrate (CDU) sont partisans d'une ligne plus ferme. Pour le SPD – qui paraît regretter le début des années 1970, lorsque le parti avait à sa tête le charismatique Willy Brandt –, cette distinction compte : les sondages d'opinion montrent que les Allemands semblent plus enclins à partager son point de vue sur la Russie que celui de Merkel.

En France, tant le Front national de Marine Le Pen, à l'extrême droite, que l'extrême gauche, conduite par Jean-Luc Mélenchon, soutiennent la Russie. Mais les différences demeurent significatives en se rapprochant du centre. À droite, le contraste entre la ligne modérée mais ferme d'Alain Juppé – nettement favori dans la course à l'élection présidentielle de l'an prochain – et la « compréhension » plaidée par Nicolas Sarkozy et François Fillon va bien au-delà des nuances. À gauche, la position du président François Hollande – claire dans son contenu mais parfois brouillonne dans son application – est beaucoup moins positive envers la Russie que, par exemple, celle de l'ancien ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement.

Tous ces désaccords soulèvent des doutes quant à la capacité qu'a l'Occident de définir une stratégie « de long terme, patiente mais ferme » pour contenir ou « endiguer » le comportement dangereux de Vladimir Poutine – qui semble par ailleurs convaincu que cette capacité est inexistante. De son point de vue, l'Occident est en effet beaucoup trop faible, divisé et obsédé par ses multiples calendriers électoraux nationaux pour offrir quoi que ce soit d'autre que des mots durs assortis à une action inefficace.

Certaines voix occidentales affirment que pour contrôler Poutine, il faut avant tout miser sur la faiblesse économique de la Russie. Cela semble rationnel, surtout en comparaison d'une approche plus diplomatique qui consisterait à lever certaines sanctions économiques en échange, par exemple, d'une coopération en Syrie. Répondre avec de tels appâts à la destruction d'Alep par la Russie équivaudrait à justifier sa politique cynique et criminelle.

 

(Pour mémoire : L’UE prolonge formellement de six mois ses sanctions économiques contre la Russie)

 

Mais l'intransigeance – le renforcement des sanctions – pourrait ne pas mener beaucoup plus loin. Car les sanctions ont peu d'effet en Russie sur les riches et les puissants. Ce sont les Russes ordinaires qui en souffrent – dont le Kremlin a montré à maintes reprises qu'il se souciait bien peu. Quoi qu'il en soit, l'Europe et les États-Unis sont très loin du consensus sur le durcissement des sanctions.

Si l'Occident veut stopper la course dangereuse de la Russie vers l'inconnu, il doit trouver un point d'accord. Il pourrait toujours répondre à la stratégie de désinformation du Kremlin, si savamment orchestrée, avec plus de clarté et plus de franchise. Cette politique ne susciterait que relativement peu de controverses, au regard du moins de mesures plus concrètes de politique étrangère.

S'il veut réussir, l'Occident doit reconnaître que la Russie dispose aujourd'hui de certains atouts – à savoir la compréhension qu'a Poutine de la psyché occidentale et des circonstances politiques. Sur la scène internationale, Poutine exploite à son profit le sentiment antiaméricain, qui perdure, que les États-Unis soient ou non en position de force. Sur les différentes scènes nationales, il encourage les mouvements antiélites et antimondialisation.

Vers la fin de l'ère soviétique, les dirigeants russes semblaient constituer l'arrière-garde d'une cause idéologique perdue. Aujourd'hui, en revanche, ils peuvent faire figure d'avant-garde pour un mouvement isolationniste, chauviniste, voire hypernationaliste. C'est précisément parce que les pays occidentaux sont aujourd'hui traversés par ce mouvement que des dirigeants rationnels doivent se montrer capables de proposer face à la Russie des stratégies d'endiguement cohérentes.

© Project Syndicate, 2016.
Traduction François Boisivon.

 

 

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