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Moyen Orient et Monde - commentaire

Jouer défensif en Europe

Même si l’on évite le cauchemar d’une présidence dirigée par Donald Trump, ce qui semble de plus en plus probable, les États-Unis ne peuvent plus jouer le rôle de gendarme pour le monde entier. Mike Segar/Reuters

Les périodes les plus inquiétantes de l'histoire ont souvent été celles entre deux règnes — après la mort d'un souverain et avant que son successeur ne monte sur le trône. Des émeutes, une guerre civile et même des maladies comblent parfois le vide lorsque, comme Antonio Gramsci l'écrivait dans ses Lettres de prison, « le vieux monde se meurt et le nouveau tarde à apparaître ». La désorganisation et les turbulences de 2016 n'arrivent pas à la cheville de la période troublée de l'entre-deux-guerres, l'époque où Gramsci écrivait, mais ils constituent assurément des symptômes d'un nouvel interrègne.

Après la fin de la guerre froide, le monde était tenu ensemble par un ordre sécuritaire policé par les Américains et un ordre juridique européen. Toutefois, à l'heure actuelle, ces deux structures s'effilochent, et aucun remplaçant n'est venu présenter sa candidature. En fait, contrairement à 1989, ce n'est pas une crise d'un seul type de système. Des pays aussi différents que le Brésil, la Chine, la Russie et la Turquie subissent des pressions politiques et économiques grandissantes.

Même si l'on évite le cauchemar d'une présidence dirigée par Donald Trump, ce qui semble de plus en plus probable, les États-Unis ne peuvent plus jouer le rôle de gendarme pour le monde entier. Des puissances comme la Russie, l'Iran et la Chine tâtent le terrain en faisant réagir les États-Unis en Ukraine, en Syrie et dans la mer de Chine méridionale. Et les alliés des États-Unis comme la Turquie, l'Arabie saoudite, la Pologne et le Japon forgent des politiques étrangères indépendantes et résolues pour compenser le fait que les États-Unis ne peuvent plus et ne veulent plus s'en charger.

Parallèlement, la cohésion vacillante de l'Union européenne sape son autorité morale sur la scène mondiale. Plusieurs institutions internationales qui reflètent les valeurs et normes européennes – de l'Organisation mondiale du commerce à la Cour pénale internationale en passant par la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – sont paralysées.

Régionalement, ces trois volets de l'ordre européen sont en train de s'effondrer : les États-Unis cherchent des moyens de réduire leur part de financement dans l'Otan, l'UE cesse d'insister sur l'expansion de l'Union et le chaos au Proche-Orient et en Ukraine est un véritable camouflet administré à la politique européenne de voisinage. La montée – et le rapprochement – de mouvements prônant l'intolérance en Russie et en Turquie signifie que l'UE n'est plus le seul pôle d'attraction dans la région.

Pis encore, on assiste à un véritable recul du processus d'intégration de l'UE, les États membres cherchent à s'isoler du monde extérieur, plutôt que de tenter d'exporter leurs valeurs communes. En conséquence, les plus grandes menaces envers le libre-échange et la société pluraliste proviennent de l'intérieur et non des ennemis extérieurs. Même en Allemagne, qui semblait être à l'abri depuis fort longtemps de ce genre de tensions, le ministre de l'Intérieur évoque la possibilité d'interdire le port de la burqa (une politique qui toucherait 300 personnes), alors que le vice-chancelier a déclaré l'arrêt de mort du partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) entre l'UE et les États-Unis alors que le corps du défunt est encore chaud.

 

(Lire aussi : Après le Brexit, 20 ministres européens clament leur attachement à la Pac)

 

L'UE a fait ses preuves au cours des quelques dernières décennies en montrant qu'elle pouvait être une force pour la mondialisation – abattant les barrières entre les peuples et les nations. Mais aujourd'hui, sa survie dépend de sa capacité apparente à protéger ses citoyens des forces même qu'elle a promues.
Le maintien des quatre libertés fondamentales au cœur du projet européen – la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services sur le territoire européen – ne sera possible que si les États de l'UE se dotent de politiques crédibles pour protéger les plus vulnérables dans leurs sociétés. Ce qui signifie une protection renforcée des frontières extérieures de l'UE, l'indemnisation des citoyens subissant les préjudices de la migration et du libre-échange, et l'apaisement des craintes du public face au terrorisme.

Le danger est que la plupart des initiatives que l'UE préconisait, et avec raison, dans les meilleurs jours pourraient accélérer sa dissolution pendant l'interrègne actuel. Ainsi, vu l'ampleur de l'incertitude planant sur l'état futur de l'Europe et du monde, les débats sur l'élargissement du TTIP semblent futiles – ou pire, car le fait même d'entamer de telles discussions fera certainement le jeu des eurosceptiques.

L'UE doit distinguer les principales priorités des objectifs périphériques. Pour les questions comme les relations de l'UE avec la Russie et la Turquie (et les relations de ces deux pays entre eux), les États membres doivent s'entendre sur une politique qui tienne compte des intérêts de tous. Mais il faudra qu'ils soient beaucoup plus souples dans d'autres domaines, dont les engagements de relogement des réfugiés et les règles de la zone euro, car trop de rigidité pourrait provoquer la rupture de l'unité européenne.

Outre les tentatives de prévenir une alliance entre la Russie et Ankara, l'UE devrait repenser ses objectifs dans les pays voisins. Même si les pays des Balkans ne font pas partie de l'UE, ce qui risque d'être le cas pendant longtemps, ils sont néanmoins déjà dans l'espace européen de sécurité et les Européens devraient être prêts à intervenir militairement si des flambées de violence se reproduisent. Les dirigeants de l'UE devraient également poursuivre une définition de la paix plus large que l'absence de guerre, notamment la stabilité politique et sociale et la prévention de la radicalisation en Bosnie et au Kosovo.

Pour la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie, l'objectif devrait être de favoriser des États stables et prévisibles. Pour les quelques prochaines années, l'UE devrait les considérer comme des États tampons indépendants au lieu de futurs États membres. Il sera particulièrement important de ne pas tracer des limites à ne pas franchir que l'UE n'est pas prête à défendre.

Pour le Proche-Orient en ébullition, l'UE ne peut espérer jouer un rôle central. Mais les pays de l'UE ne peuvent protéger leurs populations de l'instabilité s'ils se contentent de rester en spectateurs. En Syrie et en Libye, l'UE doit surtout jouer un rôle plus concerté avec les puissances régionales – ainsi qu'avec les États-Unis et la Russie – afin de faire progresser les processus politiques qui pourraient contribuer à réduire la violence, à assurer une aide humanitaire et à endiguer le flux des réfugiés.
L'un des principaux défis de l'UE consiste à définir le succès dans une ère de retraits défensifs. Dans les beaux jours de l'expansion de l'Union, le but était d'approfondir l'intégration et d'étendre sa portée sur toute l'Europe. De nos jours, la réussite se mesure plutôt par le fait d'éviter que des pays ne quittent l'UE ou érodent ses institutions.

L'histoire procède par cycles. L'interrègne cessera éventuellement et un nouvel ordre naîtra. Il est certain que les survivants et les héritiers de l'ancien ordre écriront les règles du nouveau. La vision de l'UE, qui ne sera accessible qu'en faisant preuve de souplesse et de courage, doit être de demeurer un projet viable – et donc de faire partie des auteurs.

Traduit de l'anglais par Pierre Castegnier
© Project Syndicate, 2016.

 

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