Il paraît que l'amour de l'argent était « la source de tous les maux. Cependant nous passons presque tous notre existence dans la préoccupation d'en gagner. Certains vont même jusqu'à dérober des fonds de leur lieu de travail ou à mourir pour de l'argent dans un hold-up de banque ou bijouterie. Les moyens auxquels nous recourons pour nous en procurer et l'usage que nous en faisons révèlent en fait notre nature — généreuse ou avare, probe ou malhonnête, sage ou imprudente. Or qu'attendons-nous exactement de l'argent ?
Il nous semble qu'on peut le résumer en deux mots : bonheur et sécurité.
Le bonheur est essentiellement fuyant. On peut rechercher et acheter le plaisir, ce qui n'est pas du tout la même chose. Mais le véritable bonheur est un visiteur mystérieux que seuls les plus sages d'entre nous savent comment accueillir. Il arrive, d'ailleurs, quelquefois d'une façon imprévue. Pour certains, l'un des moments surprises des plus heureux de leur vie ne leur a rien coûté.
Dans la vie, les meilleures choses, comme aussi les plus belles, ne sont accessibles ni au regard ni même au toucher ;
on ne peut que les ressentir au fond de notre cœur.
Le mal dont souffrent trop certains d'entre nous est que nous sommes habitués à mesurer notre réussite en fonction des biens matériels que nous parvenons à acquérir. C'est si facile à enseigner ! Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour suggérer à l'esprit d'un enfant qu'une vie heureuse consiste à posséder une automobile, de beaux habits et une maison située dans un quartier élégant. Il faut beaucoup plus de persuasion pour faire entrer dans une cervelle enfantine l'idée que le bonheur, preuve réelle d'une vie réussie, ne réside pas dans la possession de biens matériels, et que, par conséquent, il ne saurait être acheté avec de l'argent.
Le bonheur ne s'acquiert point en échange d'espèces sonnantes, il vient si notre porte lui est grande ouverte. Notre fausse conception de la valeur de l'argent peut aller jusqu'à fermer cette porte. Close, elle abrite jalousement notre trésor de possessions matérielles, mais le visiteur tant attendu passe et ne s'arrête pas. Quand Notre Seigneur Jésus-Christ parlait de la difficulté pour l'homme riche d'entrer dans le royaume des cieux, il voulait dire que le riche a perdu la faculté de goûter le repos éternel parce qu'il a perdu, sur la terre, la faculté de goûter aux vraies richesses de l'existence. Mais semblable « aveuglement » ne se rencontre pas uniquement chez les privilégiés de la fortune.
Nous connaissons tous des gens de condition modeste si obsédés par la pensée de ce qui manque, croient-ils, au bonheur de leur famille qu'ils ne sauront jamais goûter le reposant spectacle d'un pommier en fleurs devant leur fenêtre ou d'un visage amical sur le chemin d'en face.
Dans un pays en guerre où l'argent avait perdu de sa valeur, c'est-à-dire de son pouvoir d'achat. Ceux qui ne pouvaient plus se procurer ce qu'ils estimaient nécessaire : les vêtements, les denrées alimentaires, les automobiles et l'essence étaient rationnés ou trop difficiles à acquérir. Nous nous attendions donc à voir les gens se lamenter sur le passé. Au contraire, on était agréablement surpris en séjournant chez une parente qui, durant la guerre, se plaignait à longueur de mois. Elle avait alors tout ce qu'une femme peut désirer, et rien ne pouvait la contenter.
Après la guerre, il ne lui restait plus grand-chose, mais un rien la satisfaisait. C'est qu'elle a découvert en elle-même des possibilités de joies que l'argent l'empêchait réellement d'entrevoir au cours de la guerre. Notre fausse conception de la valeur de l'argent revêt des formes différentes selon que nous en avons trop ou pas assez.
Rappelons-nous l'histoire de ces deux noyés à Venise qu'on repêcha le même jour dans la rivière. Le premier, un pauvre homme, était tombé accidentellement à l'eau après avoir fêté par d'excessives accès de joie la tombola qu'il venait de gagner à la loterie, une somme d'environ dix mille dollars. L'autre, un financier malchanceux, s'était suicidé par dépit parce qu'il ne lui restait pour le reste de sa vie justement la même somme que le premier (dix mille dollars) comme capital. La disproportion de cette somme par rapport au niveau de bien-être auquel ils étaient respectivement accoutumés leur avait fait perdre à tous deux la tête et la vie. Bien entendu ce n'est pas à proprement parler l'argent qui est responsable de leur mort, mais ce que l'argent représentait à leurs yeux : pour le premier, tout ce dont il avait dû se priver autrefois ; pour le second, tout ce dont il croyait ne pas pouvoir se priver dans l'avenir.
Si nous faisons trop grand cas de l'argent, c'est que nous souffrons d'un complexe d'insécurité. L'argent nous apparaît comme une protection car la vie n'est jamais exempte de périls et ne le sera jamais. Riches et pauvres, nous sommes tous embarqués dans une même grande aventure. Ceux qui se tracassent sans cesse ne seront que de petits aventuriers, vulnérables et impuissants.
Fausse est la considération dont nous entoure aujourd'hui la fortune. Elle lui donne une importance irréelle. Quand nous aurons remis à sa vraie place ce moyen d'échange, en lui-même sans valeur, qu'est l'argent, alors nous serons en mesure d'affronter l'opulence avec sagesse et la misère avec courage.
Sylvain THOMAS
Un dicton bien kesrouanais : Aucun âne n'est mort en emportant son bât avec lui. (Afiche hmar mett, w ekhehed jlélou maoou.)
16 h 42, le 12 juillet 2016