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Liban - La vie, mode d’emploi

- 19 - Le salut par l’herméneutique (ou l’art de l’interprétation)

Toute la boîte est en émoi. Cela fait, comme dans le dessin du mouton pour le petit Prince, un rectangle avec des trous pour respirer, car avec une telle agitation, on commence à manquer d'air. Et pour ne pas changer de référence littéraire, connue de tous et qui déjà attendrit et fait sourire, précisons que cette grande effervescence vient de ce que les occupants de la boîte ont peur d'être avalés, comme s'ils étaient des moutons, par le boa et de voir leur entreprise transformée en chapeau... à prendre pour le grand départ.
Aussi chacun met-il son petit savoir au service du salut général. L'un l'a acquis en se faisant du muscle chez son guru de coach ; l'autre, en consultant, régulièrement et en secret, la Madame Soleil du quartier ; la troisième, en lisant les conseils de psychologie élémentaire qui sont la lettre d'introduction à toute arnaque aux stages de développement personnel ; le quatrième, en regardant les émissions télévisées sur le monde des animaux ; le cinquième, sur les routes et dans les embouteillages des entrées de Beyrouth, etc.
La grande question à traiter est la suivante : que signifie le clignement des yeux du grand patron remarqué lors d'une rencontre informelle avec les employés ? Faut-il comprendre qu'on ne va plus rester au rouge et qu'on doit déjà se mettre en ordre de bataille pour se lancer, à peine le feu vert donné, dans la grande offensive contre la boîte rivale ? Ou qu'on est dans le rouge et qu'il vaut mieux se mettre à carreau pour ne pas se retrouver soi-même sur le carreau ? Doit-on se montrer optimiste et y voir comme un appel de phares, une merveilleuse complicité qui atteste qu'on est les enfants chéris, que l'avenir est fleuri et qu'on peut étendre ses jambes de tout leur long, évidemment autant que le permettent les dimensions de la boîte, et laisser ses bras pendre par les trous ? Faut-il y lire l'image d'une grâce magnanimement accordée ou d'un consentement las à voir la boîte engloutie par le boa ?
- Je serais encline, à cause des longs cils, avance l'élève clandestine de Madame Soleil, à déduire que le balai est déjà en marche et que le sort de tous est la corbeille de l'ordinateur du comptable ?
- Non, lui rétorque la victime des arnaques au développement personnel, c'est pur encouragement du maître qui a une longue expérience du stress au travail et qui nous envoie ses ondes positives.
- Ne serait-ce pas plutôt, suggère l'élève appliqué du coach Naji, qu'il nous rappelle l'indépassable « rien de trop » qu'il faut traduire par un piano piano : le muscle de la boîte viendra sûrement, mais il est impératif de modérer la consommation du café du distributeur pour ne pas faire exploser toutes les machines et, d'abord, celles de nos neurones ?
- Je n'en crois rien, rugit le passionné des mœurs animales : les félins aussi clignent des yeux et je peux vous assurer que ce n'est pas pour appeler à la modération, mais pour bondir sur vous et vous avaler comme un boa, en une bouchée. Et moi, je ne veux pas être dans un chapeau bosselé qu'on oublie au fond des placards voraces. Je sais comment me glisser sous les tapis en devenant un insecte semblable au Grégoire Samsa de Kafka.
Et l'esprit positif, non pas qui positive, mais l'esprit de M. Homais, l'esprit de la science qui ne badine pas avec les Mme Soleil et les coach et les émissions de vulgarisation pour proie facile, qui ne croit qu'au développement de l'espèce et de l'économie et de la technique, l'esprit positif donc prend enfin la parole pour demander sur un ton glacial venu de Sibérie :
- Mais ce clignement des yeux, l'avez-vous vraiment vu ? En avez-vous la preuve ?
Et si vous me le certifiez, il faudra encore préciser s'il était un ou plusieurs : un clignement donc ou un battement ? Quel était son angle à l'ouverture et à la fermeture ? S'est-il fait avec un œil sec ou brillant ou larmoyant ? Après un grand effort oratoire ou dans un moment de détente compensatoire ? Était-il accompagné d'un tic, par exemple une main tapotant sur le coude de la chaise (non pas piano piano, mais crescendo crescendo) ou malheureux et esseulé et cherchant compagnie ? Y avait-il trop de lumière ce jour-là ou chantier et poussière ou même voierie à ciel ouvert ? Tout ceci est sérieux et ne peut être traité à la légère avec des zoologues en savates (comme qui dirait les marins d'eau douce du capitaine Haddock), des esprits embrumés et tourneboulés à force de regarder les boules de cristal, des hommes mis en bouteille par excès d'embouteillage et rêvant d'excès de vitesse, des paquets de muscles mal ficelés avec une pensée par trop usée. Enfin, il est cinq heures : la boîte ferme !
Et qui de rentrer, avec son vieux chapeau sur la tête, à la maison se gaver d'émissions sur les animaux (je n'abuserai pas des libertés d'auteur jusqu'à vous faire croire qu'il y découvrit les préférences alimentaires du boa) ; qui de prendre, avec un pas cadencé et modéré, le chemin de l'école de la sagesse musclée ; qui de monter dans sa boîte à quatre roues retrouver les autres boîtes en rang serré comme de gentils écoliers à qui on apprend les trois couleurs du bonheur (rouge, orange, vert) ; qui de courir vers ses pots de jasmin sentir la nature bienfaisante et aimante après le coup de blizzard sibérien ; qui de se rendre au bistrot d'à côté pour espérer quelque chaleur humaine ou alcoolisée (à 90°, précise-t-il) ; qui de rêver la nuit du clignement des yeux comme d'une trappe où passer le restant de ses jours en silence, loin des Madame Soleil et des Monsieur Homais. « Un rêve prémonitoire », annoncera-t-elle, le lendemain, à ses collègues exégètes.
Et pendant tout ce temps... (À suivre)

Nicole HATEM

Toute la boîte est en émoi. Cela fait, comme dans le dessin du mouton pour le petit Prince, un rectangle avec des trous pour respirer, car avec une telle agitation, on commence à manquer d'air. Et pour ne pas changer de référence littéraire, connue de tous et qui déjà attendrit et fait sourire, précisons que cette grande effervescence vient de ce que les occupants de la boîte ont peur...
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