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À La Une - L'Orient Littéraire

Quatre pages de bonheur

D.R.

C'était le temps de la guerre à Achrafié. Dès les premiers bombardements, on se précipitait avec ballot de secours, passeports et sous à l'abri de l'immeuble, parmi une foule de voisins de toute sorte : des vieux ensommeillés qui dodelinaient de la tête d'un air vague, des jeunes filles faussement terrorisées se terrant dans les bras protecteurs de caïds du quartier tatoués, des miliciens mystérieux amenant, d'un air entendu, des nouvelles secrètes d'attaques imminentes des quartiers chrétiens et de grosses ménagères obsédées de nourriture, tartinant sans cesse du fromage en portions sur du pain arabe.

Le jeu préféré consistait à deviner s'il s'agissait de « départs » ou d'« arrivées », d'obus s'entend. Bientôt, la conversation devenait générale et le brouhaha assourdissant, chacun y allant de sa petite info secrète, tantôt arrachée à un oncle haut placé dans les Renseignements de l'Armée – dont on ne pouvait dévoiler le nom – tantôt soutirée à un cousin milicien veillant tous les soirs dans « les souks » pour protéger – « au péril de sa vie » soulignait lourdement sa mère – « les nôtres contre ceux d'en face ». Lorsque tout le monde était épuisé, on s'endormait enfin, un transistor collé à l'oreille au cas où...

Tout le monde le savait, le matin entre huit et dix heures, il y avait une trêve tacite. Les miliciens en profitaient pour rentrer chez eux se changer et les maîtresses de maison pour courir s'approvisionner. Non seulement en légumes et fruits frais, quand il y en avait qui avaient pu franchir les lignes de démarcation, mais surtout en journaux.

Chez nous, la bataille quotidienne de « qui-lirait-en-premier-L'Orient-Le Jour » commençait. Sachant qu'aucun des membres de notre chère famille n'acceptait de dépecer son cher quotidien et tenait à le lire complet et en entier. C'est que ces quatre pages qu'on devinait écrites à la hâte, sans doute à la lueur d'une bougie, avant de fuir un bombardement meurtrier étaient la preuve que nous n'étions pas seuls au monde, que les valeurs qu'on nous avait enseignées n'avaient pas encore tout à fait disparu et que le monde que nous avions connu pourrait un jour renaître, et en français.

Comme disait l'autre, « ce n'était rien qu'un peu... de papier », mais il nous chauffait le cœur.

 

Retrouvez l'intégralité de L'Orient Littéraire ici.

C'était le temps de la guerre à Achrafié. Dès les premiers bombardements, on se précipitait avec ballot de secours, passeports et sous à l'abri de l'immeuble, parmi une foule de voisins de toute sorte : des vieux ensommeillés qui dodelinaient de la tête d'un air vague, des jeunes filles faussement terrorisées se terrant dans les bras protecteurs de caïds du quartier tatoués, des...

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