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Liban - Colloque

Le génocide arménien : histoire et droits de l’homme

Des spécialistes français, américain, arménien et libanais exposent leur approche historique, politique, humanitaire et sociale de la reconnaissance du génocide arménien.

Le ministre de la Culture, Roni Arayji, prononçant son mot d’ouverture, avec, à sa droite, le professeur Henry Laurens, M. David Phillips, M. Sami Nader, Mme Reina Sarkis et M. Zaven Meserlian.

L'association Antranik et MOHR pour les droits de l'homme ont organisé mardi une rencontre-débat autour du thème « Le génocide arménien : histoire et droits de l'homme », sous le patronage du ministre de la Culture, Roni Arayji, et de l'ambassadeur d'Arménie, au campus des sciences et de l'innovation de l'Université Saint-Joseph, rue de Damas. Devant un public formé en grande partie de descendants de survivants arméniens ou de victimes arméniennes du génocide perpétré durant la Première Guerre mondiale et en présence de l'ambassadeur de l'Arménie au Liban, des spécialistes français, américain et libanais ont exposé leurs différentes approches concernant le sujet, avec pour modérateur l'économiste Sami Nader.
Prononçant le mot d'ouverture, le ministre de la Culture a souligné que « c'est la même violence qui a sévi en Arménie et au Liban durant la Première Guerre mondiale qui se manifeste aujourd'hui en Syrie et en Irak ». « Il ne faut pas oublier, car seules la reconnaissance et la prise de conscience peuvent endiguer le cycle meurtrier, a souligné M. Arayji. Le peuple arménien revendique le droit d'être reconnu comme victime, or la Turquie d'aujourd'hui persiste à nier cette évidence historique et se cacher derrière des circonstances atténuantes infondées dans l'espoir d'échapper au dédommagement moral et matériel des descendants des victimes. Il n'y a pas de circonstances atténuantes pour justifier un génocide », a ajouté Roni Arayji, avec un air déterminé.

Laurens
Le professeur au Collège de France et historien Henry Laurens a procédé par la suite à une analyse historique du génocide arménien et des problèmes liés à sa reconnaissance. Certains historiens comme Michelet demandent la résurrection totale du passé, or aujourd'hui, selon Laurens, « nous sommes contraints d'être plus modestes concernant l'époque de la guerre civile européenne entre 1914 et 1945 ». « Le génocide de 1915 est l'un des éléments de cette guerre civile européenne, qualifiée par les historiens de séquences de violences, de massacres de populations, et de cette histoire européenne. C'est au-delà et en réaction à cette guerre civile européenne que se met en place une nouvelle perspective, dont la plus importante est l'œuvre de Raphaël Lemkin qui a défini le terme de génocide », dit M. Laurens.
En effet, ce juriste juif polonais ayant trouvé asile aux États-Unis a pu donner un nom au massacre de masse pour des raisons ethniques. Lemkin avait aussi réussi dès 1946 à obtenir un vote des Nations unies sur le mot génocide puis faire adopter à Paris en décembre 1948 la « Convention internationale sur la prévention et la punition du crime de génocide ». Mais il avait échoué à la faire ratifier par de nombreux États, dont son pays d'adoption, les États-Unis. Lemkin a donc pu trouver un terme unique pour définir deux types distincts de crimes et de criminalités, meurtre de masse et ethnocide. Lemkin nous permet, selon le professeur Laurens, de saisir la spécificité des génocides du XXe siècle par rapport aux massacres de l'histoire : la mort n'y est plus un moyen mais une fin en soi. « On trouve ainsi une intentionnalité de détruire ou de tuer une population », explique l'auteur français. « La question que se posent les historiens actuellement, poursuit M. Laurens, est comment définir un crime de génocide dans la mesure où en réalité il n'y a eu de Cour de justice pour sanctionner les génocides qu'à partir des années 1990, c'est-à-dire après la guerre froide, ce qui nous amène à distinguer une définition juridique du génocide et une définition historique sanctionnée par un tribunal. » « Pour les historiens, il y a des évidences, la quasi-totalité de la population anatolienne a été éliminée entre 1915 et 1923. C'est une destruction d'une des plus anciennes chrétientés de l'histoire », ajoute le spécialiste.

L'impuissance de l'histoire
Et l'historien de poursuivre : « Nous ne pouvons en tant qu'historiens faire ressusciter la souffrance devant laquelle nous sommes impuissants. Nous sommes souvent confrontés à la difficulté d'aborder la souffrance. En effet, il y a des survivants et les descendants des survivants, la postérité en général et toutes les violences de masse ont une forme de sacralité. Devant la violence et la souffrance, l'analyse historique rationnelle apparaît comme une profanation du sacré que représente la violence de masse », reprend l'historien.
Selon lui, les historiens n'ont eu entre les mains, comme source d'informations, que les témoignages bouleversants des survivants, récoltés par les services de renseignements français en Palestine ou en Syrie, en plus du regard des observateurs extérieurs, comme les diplomates américains, des Allemands et quelques Autrichiens, qui étaient les seuls observateurs présents en Anatolie comme observateurs extérieurs durant la Première Guerre mondiale. « Mais on est toujours devant cette impuissance de l'histoire face au vécu : si les gens ont été massacrés, ils ne sont plus là pour le rapporter, explique M. Laurens. C'est le même vide qu'on a par rapport à la Shoah et au génocide arménien. »
Les historiens se sont donc à nouveau heurtés, selon M. Laurens, sur la querelle entre le fonctionnaliste et l'intentionnaliste. L'historien explique par la suite que l'intentionnaliste signifie que l'intentionnalité de détruire le peuple arménien existait déjà depuis plusieurs décennies avant les événements de 1915. Tandis que le fonctionnalisme privilégie une interprétation en termes de contexte, c'est-à-dire que l'on a replacé la décision génocidaire dans un contexte d'effondrement de l'Empire ottoman lié à la défaite de l'Allemagne dans le Caucase et surtout à l'attaque franco-britannique dans les Dardanelles, puisque les dates coïncident.
« D'autres historiens peuvent même dire que des signes prégénocidaires étaient déjà bien visibles et seront générateurs de tensions, comme, notamment, des structures économiques et sociales opposées entre la Grande Arménie (Kurdes nomades et paysans arméniens) et la Petite Arménie, et l'influence catastrophique de la balkanisation, un modèle de la constitution d'États homogènes par nettoyage ethnique, causant la fuite de millions de musulmans en Anatolie devant la progression russe », ajoute M. Laurens. « Nous pouvons donc parler de bouleversements terribles des structures démographiques de l'espace anatolien dans le dernier tiers du XIXe siècle, mais tout cela ne peut constituer des excuses pour le génocide », insiste l'auteur-historien.

Pessimisme
Actuellement, selon l'historien français, il y a deux Turquie : une méditerranéenne, composée de population qui a fui les Balkans, formée des élites intellectuelles du pays, et l'autre Turquie issue de la paysannerie anatolienne, qui ne s'identifie pas à un passé ottoman car elle a toujours été présente dans sa région. « C'est là qu'on entre dans des paradoxes historiques : vous pouvez rencontrer des Turcs d'Anatolie ou d'Anatolie profonde, qui sont capables de raconter ce qui s'est passé entre 1915 et 1923 car leurs grands-parents leur ont raconté, et d'autres Turcs dans d'autres régions qui ne sont au courant de rien », explique M. Laurens. « Il y a des millions de Turcs qui sont aussi des descendants d'Arméniens victimes de massacres, qui commencent à en parler et ça commence à se savoir en Turquie, et d'autre part des élites intellectuelles sont en train de redécouvrir l'histoire des Ottomans dans sa complexité, et par là de reconnaître la responsabilité historique de l'État ottoman dans la destruction des Arméniens », dit l'historien. « Il y a 20 ans, vous n'auriez pas trouvé un Turc qui aurait admis une quelconque responsabilité. Maintenant, les meilleurs historiens contemporains vous parlent franchement du génocide », ajoute le professeur au Collège de France. C'est une ouverture, mais une ouverture paradoxale, poursuit le spécialiste français, tout en rappelant que l'actuel gouvernement turc fait tout pour éviter ces ouvertures et ces dialogues car il refuse de reconnaître le génocide arménien. « Je ne vois pas comment la reconnaissance du génocide pourrait avoir lieu tant que ce gouvernement est en place, mais j'espère quand même », a conclu Henry Laurens.

« Hillary Clinton est capable, une fois élue, de relancer des pourparlers entre Arméniens et Turcs »
Prenant la parole à son tour, le directeur du programme « Construction de la paix et des droits » à l'Université Columbia de New York et spécialiste des relations turco-arméniennes, David Phillips, a axé son étude sur « les protocoles de normalisation des relations diplomatiques » et sur l'échec des médiations entre l'Arménie et la Turquie, notamment celle qui a été parrainée par la Suisse et Washington en 2009 et qui a débouché sur les protocoles qui n'ont pas été respectés.
La médiation de la Suisse, entièrement soutenue et facilitée par Washington, a abouti à la signature à Zurich en octobre 2009 des deux protocoles qui devaient permettre à Ankara et Erevan d'établir des relations diplomatiques et d'ouvrir la frontière turco-arménienne. Par solidarité avec l'Azerbaïdjan, la Turquie avait fermé ses frontières lors de la guerre arméno-azerbaïdjanaise au sujet du Karabakh.
Face à un tollé de l'Azerbaïdjan, Ankara a ensuite précisé que le Parlement de la Turquie ne ratifierait pas les protocoles jusqu'à ce qu'il y ait un progrès décisif vers une résolution du conflit du Karabakh acceptable pour Bakou. La partie arménienne a dénoncé cette position, arguant du fait que le document ne faisait pas référence au Karabakh. Sarkissian a gelé le processus de ratification du protocole arménien en avril 2010 et a depuis menacé à plusieurs reprises d'abandonner les négociations soutenues par l'Occident.
M. Phillips, qui est aujourd'hui directeur de programme à l'Institut de l'Université Columbia pour l'étude des droits de l'homme, partage avec le président arménien le même avis sur la question. « Les protocoles ne comprenaient pas de conditions préalables avec le Karabakh, dit-il. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a toutefois mis en place une précondition lorsqu'il s'est rendu à Bakou (en 2009) et a déclaré que les protocoles ne seraient pas ratifiés, à moins que la souveraineté de l'Azerbaïdjan ne soit restaurée. M. Erdogan aurait pu ignorer les protestations véhémentes azerbaïdjanaises s'il avait été véritablement engagé pour la normalisation turco-arménienne », affirme le spécialiste américain. Selon lui, le rôle des États-Unis dans la relance des relations turco-arméniennes via la reconnaissance internationale du génocide est crucial. « Je reste confiant que la même Hillary Clinton, qui faisait partie de la commission qui a facilité la médiation suisse en 2009, pourra réactiver les relations entre les deux pays, une fois élue à la tête de l'État », conclut-il.

Meserlian et Sarkis
Pour sa part, le directeur de l'École évangélique arménienne, Zaven Meserlian, a mis en exergue l'importance de la reconnaissance du génocide arménien. Il a procédé par la suite à un exposé des textes officiels et des récits historiques relatant le procédé douloureux du génocide et des efforts déployés durant un siècle afin d'obtenir une reconnaissance de cet épisode douloureux ancré dans la mémoire collective de tout un peuple.
De son côté, la fondatrice de l'association (MoHR) pour les droits de l'homme, la psychanalyste et professeure d'université, Reina Sarkis, a indiqué que « dénier le crime ne le fait pas disparaître, mais tente de le dissimuler : sauf que c'est un peu compliqué de cacher 1.5 million de cadavres ».
« Dans le cas de génocide, le déni devient une partie de la volonté d'extermination d'un peuple, et le déni, mécanisme de défense servant donc à se protéger d'une culpabilité inouïe et exorbitante, malgré toute sa puissance et son étendue, ne peut pas grand-chose face à la taille du génocide, et échoue dans ce contexte à tronquer la réalité, minimiser l'horreur du crime, réévaluer l'ampleur des actes commis et se montrer sous un jour favorable », ajoute-t-elle.
« Donc, la position de déni, consciente ou inconsciente, dans le cas d'un génocide, échoue misérablement à exonérer celui qui l'a commis et qui en est responsable », reprend la spécialiste en droits de l'homme. Mme Sarkis cite par ailleurs Hélène Piralian, psychanalyste, qui explique l'effet salvateur de la reconnaissance, car les descendants n'auront plus à soutenir en permanence ces morts puisqu'ils trouvent une sépulture dans la mémoire de l'humanité.
Janine Altounian, grande psychanalyste franco-arménienne, écrit : « Les ancêtres assassinés ne disposent que de la bouche des vivants pour témoigner de ce qu'ils ont vécu. Les vivants n'existent que par leur fidélité aux ancêtres assassinés qu'ils portent en eux. »
Et Mme Sarkis de conclure : « Personne n'échappe aux conséquences d'un génocide. Si les Arméniens vivent avec leurs fantômes, les Turcs, eux, vivent avec leurs démons. »

 

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