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Liban - Tribune

La Turquie, lanterne rouge de l’Europe

Comment fut occulté un pan d'histoire pendant un siècle... et un an !

Nous brûlons un bâton d'encens à chaque anniversaire, dans les tourments et les éructions d'un monde frappé de silence et de décomposition secrète, pour avoir dévoré un 24 avril 1915 la chair et le cri encore vifs de notre peuple.
Aujourd'hui, un an après le centenaire du génocide arménien, il reste une grande souffrance et de l'injustice. Il est nécessaire de redéfinir le combat, la lutte de la reconnaissance.
Il ne suffit pas de se souvenir du passé et de le faire connaître, il faut aussi exiger. Exiger de donner, visage, nom, voix et, partant, mémoire vive, à un million et demi de martyrs, de victimes pour qu'ils ne soient pas simplement synonymes de chiffres, au pire précipités dans les caveaux de l'oubli et, au mieux, dormant dans les colonnes de quelques tableaux plus ou moins officiellement reconnus par la conscience qu'on dit collective et qu'il faut raffermir de jour en jour. Exiger la reconnaissance.
Exiger aussi la réappropriation des terres de la nation arménienne qui ont été confisquées, des noms de villages changés, Gaziantep (Antep), Kahramanmaras (Marache), Suleyman (Zeitoun), Elazig (Mezré en arménien) Hazar Gölü, autrefois lac Göljük (lac Dzovk en arménien), Kars et la Cilicie. Nous ne pouvons pas les oublier, nous ne pouvons pas disparaître.
Tous les hommes peuvent mourir, tous les Arméniens peuvent mourir, mais la parole restera là comme si elle habitait le monde. Il y aura aussi l'écho qui dira certainement le passé qui sera toujours là derrière nous, indépendamment de notre volonté. Depuis qu'il avait quitté son Antep natal en Turquie pour s'installer au Liban, que de fois a-t-on demandé à mon grand-père, avec les meilleures intentions du monde, s'il se sentait plutôt arménien ou plutôt libanais. Il répondait invariablement, d'une manière rigide : « L'un et l'autre ! »
D'ailleurs comme mon père plus tard. Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce que, en répondant différemment, il mentirait. Il était à la lisière de deux pays, de deux langues, mais surtout au cœur d'Ararat. Ararat que mon père chérissait. Il ne l'avait jamais vu. C'est le paradoxe d'Ararat. On ne voit que lui, même si on ne le voit pas.
Le mythe est intact. La foi déplace des montagnes, dit-on. Au propre comme au figuré. En Arménie comme dans la diaspora, nous partageons tous la même mémoire collective du génocide, mais chacun de nous reste aussi profondément imprégné par la mémoire personnelle et familiale transmise par nos parents et nos grands-parents. Chaque famille arménienne possède en elle un fragment du massacre vécu dans la chair d'un parent alors enfant, souvenirs cachés dignement d'un épisode honteux de l'histoire de l'humanité.
Mais au fond, les survivants eux-mêmes étaient un peu morts : lorsqu'ils ont survécu à une telle souffrance, à une telle horreur, peut-on toujours les appeler des êtres vivants ? C'est pourquoi je parle de la résurrection des vivants.
La résurrection passe par le témoignage, elle passe par le pardon. Mais le pardon lui-même doit passer par la justice. Et cette résurrection des vivants est conditionnée par la reconnaissance internationale. Et surtout, surtout par la Turquie.
Le fait que le monde ait découvert et accepté l'Holocauste a beaucoup fait pour aider les Juifs dans leur travail de deuil. Nous nous demandions dans l'introduction de cet article : comment les Arméniens peuvent-ils faire leur deuil ? Comment rendre la justice ? Comment pardonner ? Fini le discours monologique des décennies précédentes. Le doute s'est installé chez le sujet arménien. En effet, la société romanesque des Nations unies n'offre plus de modèles de comportement à éviter ni de héros à suivre. C'est au peuple arménien et son combat intransigeant que revient la possibilité d'assumer son destin puisqu'il n'y a plus de Messie à venir.
En réponse à cette question dans les années à venir, non seulement le destin du « mariage non sacré » entre les démocraties occidentales et le despotisme turc sera décidé, mais aussi le destin de l'ensemble du Moyen-Orient et de la Caucasie.
La Turquie a fermé depuis 1993 sa frontière avec l'Arménie pour deux raisons : Ankara s'oppose à la reconnaissance du génocide de 1915 ; et la Turquie est solidaire de l'Azerbaïdjan, vaincu par les Arméniens dans la guerre du Haut-Karabakh, province majoritairement arménienne rattachée à Bakou en 1921 par Staline. Ainsi, vingt-cinq ans après la chute de l'URSS, la Turquie n'est pas allée au-delà d'une reconnaissance théorique de l'Arménie, soupçonnée de remettre en question son intégrité territoriale. Ankara conditionne la réouverture de sa frontière avec Erevan au retrait des forces arméniennes des territoires azéris et à la cessation de toute activité sur la reconnaissance du « soi-disant génocide », comme elle réclame aux médias et au monde entier.
Le génocide a été qualifié tour à tour de pure invention, de complot grec, de génocide des Turcs perpétré par les Arméniens ou de tragique guerre civile. Quand la Turquie nie la réalité du génocide de 1915 et qu'elle se rapproche du Soudan, qui nie celui du Darfour, ou de l'Iran, qui met en doute la réalité de la Shoah, Ankara, par son déni systématique, alimente la question arménienne et transforme ce problème vieux de 101 ans en sujet d'actualité. Et puis, à chaque litige entre la Turquie et un État quelconque, ce dernier peut brandir l'hypothèse d'une reconnaissance du génocide des Arméniens comme instrument de représailles.
Maintenant, avec l'irruption d'un nouveau terrorisme et du chaos, qui sont des alternatives low cost au contrôle direct et qui fleurissent là où les interventions occidentales ont détruit les structures étatiques : Afghanistan, Somalie et, pour ce qui nous intéresse aujourd'hui, Libye, Irak et la majeure partie de la Syrie... Maintenant que la providence occidentale veut en outre que la diplomatie produise de toutes pièces un remodelage de la région de Artsakh conforme aux vœux de Bakou de créer un abcès entre l'Arménie et ses alliés. Maintenant que nous avons examiné ce court résumé du tragique génocide des arméniens, peut-être pouvons-nous dire que ce n'est plus une question arménienne à laquelle seuls les Arméniens doivent répondre. Nous devons montrer à la communauté internationale que la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens n'est pas strictement arménienne, mais une affaire humaine, une affaire internationale ; qu'on ne peut pas avoir justice et paix dans cette région du Moyen-Orient, où il y a encore des menaces de génocide contre différentes minorités.
Je parle de ces fous furieux de l'État islamique qui sont d'accord pour massacrer tous ceux qui ne sont pas semblables à eux. Si on ne s'arrête pas d'honorer les gens qui ont commis des génocides comme on fait aujourd'hui en Turquie ou ailleurs au Moyen-Orient, les guerres atroces que nous sommes en train de vivre au Moyen-Orient vont continuer.
Pour moi, c'est le message central de notre cause aujourd'hui. Il faut montrer que ce combat n'est pas le problème d'une minorité frustrée comme les Arméniens et que l'histoire du génocide des Arméniens, des Assyriens, des Grecs et des zaïdites porte un message au monde entier.
Aujourd'hui plus que jamais, s'impose à nous l'impérieux devoir d'arrêter l'odeur de la mort. Lorsque l'État turc abandonnera son entreprise de déni de l'histoire, lorsque les archives s'ouvriront, lorsque les chercheurs pourront travailler ensemble, les libertés civiles auront fait un grand pas dans ce pays et dans le monde. Mais il faudrait aussi pour cela du côté européen une véritable vision et que la politique vis-à-vis d'Ankara ne se résume pas à l'équation : il faut intégrer la Turquie parce qu'elle est influente dans la région et appartient à l'Otan.
Il ne s'agit pas seulement de la question arménienne, mais aussi et d'abord d'un rapport à l'histoire, à la vérité et à la démocratie. Le « tabou arménien », à travers les questions politiques que pose sa résolution, représente une chance pour la société turque, mais aussi pour les communautés arméniennes qui ne peuvent vivre en dehors de la perspective d'une juste réconciliation, et au-delà, pour le progrès d'une éthique des savoirs. L'effort de connaissance dirigé vers les événements les plus tragiques reste possible et n'est jamais vain. Aux historiens alors de favoriser cet usage démocratique d'un passé refusé ou impossible.
Enfin, cela me fait penser à une célèbre phrase de Marcel Achard : « La justice coûte cher. C'est pour ça qu'on l'économise. » Il nous faut de la patience, donc chérissons la patience et nous atteindrons notre but.

*Jackie Dervichian est chercheuse.

Comment fut occulté un pan d'histoire pendant un siècle... et un an !
Nous brûlons un bâton d'encens à chaque anniversaire, dans les tourments et les éructions d'un monde frappé de silence et de décomposition secrète, pour avoir dévoré un 24 avril 1915 la chair et le cri encore vifs de notre peuple.Aujourd'hui, un an après le centenaire du génocide arménien, il reste une grande...

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