Les trois âges de la femme, de Gustave Klimt
Ma mère, telle une fleur, finira par se faner. Pourtant, ils m'avaient assuré à l'école, à coups de poésie, qu'elle ne se fanera jamais!
Elle se recourbera tendrement, se froissera au fil des jours et perdra de ses couleurs à chaque coucher du soleil. Je la vois maintenant, devant la glace, essayant d'éloigner l'emprise impitoyable du temps sur son visage. Mais je vois bien, comme le miroir d'ailleurs, traître ami de sa jeunesse, que ces petits artifices ne servent plus à grand-chose. Voilà sa silhouette qui s'estompe progressivement à mesure que mon corps s'épanouit. Mes joues se remplissent tandis que les siennes se creusent, ma chevelure resplendit de sa couleur au moment où ses premiers cheveux blancs, qu'elle essaie de bien camoufler, commencent à coloniser sa jolie tête de reine de mon cœur. Je me sens coupable : serais-je la raison de son érosion précoce? Non, ça ne peut être moi ! Voilà qu'elle se retourne et me surprend à ses côtés : son visage s'éclaire, et ses yeux, à moitié endormis, brillent l'espace d'un instant. Je lui ressemble de plus en plus, elle se ressemble de moins en moins. Mes seins poussent, leur galbe se dessine, les siens se vident petit à petit, orphelins de petites lèvres affamées et de têtes candides à consoler. Je prends ses mains dans les miennes, elles tremblent maintenant! Elles sont si menues et fragiles, ces paumes qui m'inspiraient tant de confiance autrefois. Et ces taches sur sa peau ! Elles sont récentes ! Je ne les ai jamais remarquées auparavant ! Et ces plis interminables qui sillonnent son corps si fragile de bout en bout n'épargnant aucune parcelle sur leur passage comme des signatures divines couronnant un long parcours d'amour et de service.
Les mamans auraient donc, paraît-il, une date d'expiration! Il serait donc souhaitable, pour les préserver autant que possible, de respecter certaines consignes: les garder à une température ambiante toujours à la portée des enfants, leur assurer au moins six heures de sommeil par jour, leur réserver un repos hebdomadaire obligatoire, les arroser de temps en temps de paroles d'amour, les réconforter en cas de déception profonde, éviter à tout prix de faire du mal à l'un de leurs enfants et, enfin, ne pas les oublier seules plus que trois jours, comme les plantes, une fois que leur progéniture a quitté la maison !
Mais une maman, c'est encore plus délicat qu'une fleur : nous ne pouvons pas la passer à la voisine pour s'en occuper en notre absence ni à la femme de ménage pour lui tenir la main et rester à son chevet à l'hôpital. Nous ne pouvons pas la faire garder par des étrangers, elle se fanera plus rapidement car ce n'est pas leur fleur, même s'ils la déposent dans un vase en cristal! Ils ne sauront pas comment faire, ils n'auront pas d'histoires à lui raconter, aucun souvenir à partager, alors autant se taire, définitivement !
Ma maman est comme une rose rouge qui résiste au temps et que l'on cache, une fois sa couleur assombrie, dans un livre avec nos secrets les plus profonds au fond d'un tiroir, refusant de s'en séparer malgré les voyages et plusieurs déménagements. Ma maman, c'est un cactus persévérant qui fait face à toutes les conditions extrêmes, sa bravoure n'a de limites que la mort qui l'a raflée violemment au petit matin. Ma maman, c'est une fleur de lavande qui dégage discrètement, enfouie dans ses travaux, son parfum exquis sur le compte de sa propre santé et de sa fraîcheur.
Il y a aussi d'autres mamans dans le jardin, des mamans qui ne sont pas exclusivement des femmes ou des femmes qui ont enfanté, mais parfois de simples hommes et femmes, célibataires ou en couple, qui ornent notre jardin d'Eden par leur affection débordante sans que leur nom figure forcément sur notre extrait d'état civil. Leur amour altruiste inexplicable alimente en permanence une rivière intarissable d'affection, de confiance et de force pour tous les enfants qui les entourent. Ce sont des hommes et des femmes, maudits par cet instinct de materner et d'aimer et qui se transmettent, dans un jeu de rôle impeccable, la résistance et la patience, comme des vases communicants, jusqu'à l'épuisement final. Si elles ne sont pas cueillies trop tôt pour une raison ou une autre, ces personnes si exceptionnelles, qu'on ne peut qualifier que de mamans, tous sexes confondus, auront besoin d'une attention particulière. Elles auront surtout besoin de rester enracinées dans un sol qui leur est si cher, leur maison, entourées par tout ce qui leur est familier et familial. Elles rêveront de se laisser bercer de temps en temps au son des rires des enfants, d'entendre des paroles réconfortantes et d'être touchées plus souvent. Car au fond de leur petite tête de mamans, ces hommes et femmes, après ces années qui ont rongé leur mémoire et leur énergie, ont une seule grande peur, semblable à celle qui nous tenaillait durant notre enfance, qui ne les lâche plus d'une semelle : nous perdre de vue ou nous perdre tout court.
Elle se recourbera tendrement, se froissera au fil des jours et perdra de ses couleurs à chaque coucher du soleil. Je la vois maintenant, devant la glace, essayant d'éloigner l'emprise impitoyable du temps sur son visage. Mais je vois bien, comme le miroir d'ailleurs, traître ami de sa jeunesse, que ces petits artifices ne servent plus à grand-chose. Voilà sa silhouette qui s'estompe progressivement à mesure que mon corps s'épanouit. Mes joues se remplissent tandis que les siennes se creusent, ma chevelure resplendit de sa couleur au moment où ses premiers cheveux blancs, qu'elle essaie de bien camoufler, commencent à coloniser sa jolie tête de reine de mon cœur. Je me sens coupable :...
Je ne sais pas, j'essaie de me distancer de tout ce que la mère englobe, en oubliant l'affect pour lire ce texte, mais je ne parviens pas le faire sans me sentir triste, et c'est un euphémisme. Je pense que ce n'est pas l'effet voulu, mais voilà, c'est ce que je ressens. Un noeud là - vous savez, au ventre, tout près du coeur- et l'envie de crier « Non, une mère n'est pas une fleur qui se fane. Elle est bien plus qu'une fleur et elle ne se fanera jamais»,
22 h 04, le 21 mars 2016