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Moyen Orient et Monde - Société

« Harim el-Sultan », « Game of Thrones » ou « Homeland » : quand les séries TV bouleversent l’univers politique

Les scénaristes du petit écran reflètent les peurs de la société contemporaine. À travers son essai, « La géopolitique des séries », Dominique Moïsi explore les relations internationales à travers les séries télévisées.

Une affiche de la série « Game of Thrones ». Archives AFP

Les médias s'en abreuvent, les téléspectateurs du monde entier s'en délectent. Certains journalistes font souvent référence au fameux Game of Thrones quand ils évoquent une situation barbare et dramatique, ou à Franck Underwood quand un politicien du même acabit est sous leur radar. Pourquoi ? Parce que ces séries ou personnages de séries américaines se sont bel et bien infiltrés au sein de dizaines de millions de foyers, intégrant de facto la mémoire collective. Et à y regarder de plus près, la géopolitique s'est aussi infiltrée dans un monde imaginaire, impactant profondément les références politiques et culturelles. Au fil des années, ces feuilletons, véritables superproductions, sont-ils devenus plus réalistes, ou est-ce la réalité qui est devenue plus caricaturale ?
Après s'être penché sur La géopolitique de l'émotion, Dominique Moïsi, géopoliticien et conseiller spécial de l'Ifri (Institut français des relations internationales) a voulu « prolonger sa réflexion sur les émotions du monde », en publiant La géopolitique des séries le 17 février dernier. Encouragé par ses deux fils trentenaires, ce fervent « addict » de Downton Abbey s'immerge dans un monde virtuel pas si éloigné de la réalité. « Les séries sont le reflet des émotions du monde. Dans l'Europe du XIXe siècle, si on voulait comprendre la société française, on lisait Balzac, la société britannique, on lisait Dickens, aujourd'hui, si on veut comprendre la mondialisation, on regarde les séries TV », explique-t-il.

My name is Franck Underwood
House of Cards est l'une d'entre elles, oscillant habilement entre ultraréalisme et situations saugrenues. En dépeignant l'ascension fulgurante de son personnage, Franck Underwood, jusqu'à la place ultime d'homme le plus puissant du monde, à savoir président des États-Unis, les scénaristes taclent sans vergogne le monde de la politique et ses dessous, loin de tout angélisme. « Democraty is overrated » ; cette réplique du personnage principal, dont le « guts » et l'amour du pouvoir lui feront commettre l'indicible, est devenue le slogan de la série. Ce qui ferait beaucoup rire certains dirigeants chinois, complètement accro, et persuadés que la série reflète à merveille la fin de l'impérialisme américain. Barack Obama, fan invétéré de Franck Underwood, a même poussé l'audace le 1er avril dernier jusqu'à s'adresser directement à la caméra du site officiel de la Maison-Blanche :
« Bonjour à tous. Je ne suis pas Frank Underwood, je suis Barack Obama. Joyeux 1er avril. Frank m'a tout piqué. » Ou quand l'un inspire l'autre, et vice versa. « On est forcé de mettre en parallèle l'évolution de la série américaine et l'évolution de la politique américaine. Avec West Wing, le personnage qui joue le président est idéalisé. Dans House of Cards, la description d'Underwood est à l'opposé », commente Dominique Moïsi. De quoi influer l'électorat ? Pas vraiment. Même si, pour certains, le déclin de la classe politique, « tous pourris », et la sordidité de la course à la Maison-Blanche sont loin d'être des concepts fictifs. Et les scénaristes n'ont pas fini d'avoir le nez creux. Voilà que Donald Trump, personnage ubuesque, mais pourtant bien réel, semble sortir tout droit de cette même série.

La manière douce ?
Mais ne serait-ce pas là le but sous-jacent de toute œuvre destinée au grand public ? Séduire et pouvoir convaincre de la manière la plus « smooth » ?
L'Amérique a fait de ce concept de Soft Power sa marque de fabrique, à travers son cinéma, et plus récemment ses séries. Car, en plus d'amuser la galerie, ces dernières s'inscrivent dans une véritable stratégie. Pour le géopoliticien français, les Américains montrent à quel point il leur est facile d'user d'autodérision, alors que d'autres, comme la Russie ou la Chine, sont loin de pouvoir faire de même. Le président russe aurait même opposé un niet catégorique lorsqu'en 2014, les producteurs de la série ont demandé la permission de tourner deux épisodes de la nouvelle saison dans les locaux du Conseil de sécurité de l'Onu. On le dit pourtant fan de la série de Netflix, mais sa ressemblance avec son avatar dans la série, Viktor Petrov, n'y serait pas pour rien.

Russes vs Arabes
House of Cards est la digne héritière de l'âge d'or des blockbusters américains où le méchant se devait d'être forcément un ruskoff. Mais après les attentats du 11-Septembre, la donne change, et ce sera au tour des Arabes de revêtir le rôle peu enviable. Et la série Homeland en est l'exemple le plus manifeste. C'est l'Amérique face au terrorisme, quitte à ce que, parfois, les scénaristes en oublient leur latin. Cette série américaine, adaptée d'une série israélienne, Hatuflim, datant de 2010, véhicule allègrement certains clichés.
Ainsi, dans la saison 2, Beyrouth y est montré comme un repaire à barbus très, très méchants, poussant même l'héroïne, un agent de la CIA nommée Carie Mathison, à se teindre les cheveux en brun et à porter le voile, comme le fustige la journaliste Marine Pradel dans son article « Si vous voulez comprendre le Liban, surtout ne regardez pas Homeland », mis en ligne dans Slate. La saison 5 va encore plus loin, lorsque la « secret agent » doit rencontrer des Syriens de Raqqa (donc probablement sunnites) réfugiés dans un camp contrôlé par la milice chiite au Sud-Liban, le Hezbollah. Où quand réalisme et fiction sont aux antipodes.

(Pour mémoire : "Homeland" : la série US "qui porte atteinte à l'image du Liban")

Suleiman le Magnifique
Mais question Soft Power et déformation de la réalité, les Turcs, qui nous « gavent » de leurs feuilletons jusqu'à en avoir la nausée, en connaissent, eux aussi, un rayon.
Comme les telenovellas brésiliennes qui font un tabac en Afrique, les séries de Corée du Sud dans toute l'Asie, les séries turques ont investi jusqu'au dernier poste de télévision du monde arabe. Soucieuse de se montrer sous son plus beau jour, la Turquie n'hésite pas à maquiller l'histoire, comme dans la série Harim al-Sultan retraçant la vie du sultan ottoman Suleiman. « À travers Suleiman, c'est l'histoire de l'Empire ottoman, c'est en quelque sorte Recep Tayyip Erdogan comme l'héritier de ce dernier. C'est ce message que le spectateur se doit d'intégrer », explique Dominique Moïsi.
Son voisin syrien, avec qui les relations n'étaient pas vraiment au beau fixe avant 1998 et l'expulsion de Abdallah Oçalan, a également eu droit au chapitre. En 1996, les séries TV syriennes n'hésitaient pas à faire passer les Ottomans pour des tyrans et de véritables incultes, comme dans Ekhwat el-tourab (frères de terre), où le peuple syrien, alors sous occupation, se révoltait. Au fur et à mesure du réchauffement des relations entre les deux pays, ce genre de productions a peu à peu été retiré de la programmation des télévisions syriennes. À se demander ce qu'elles pourraient être amenées à proposer par les temps qui courent...


(Pour mémoire : Erdogan dénonce « Harim el-Sultan »)

 

« Game of Thrones » et EI
Certains analystes ont poussé la réflexion jusqu'à établir une corrélation entre la série Game of Thrones et le Moyen-Orient actuel. Une journaliste du Foreign Policy a d'ailleurs comparé les maisons royales de la série à certains pays actuels ou des clans de la région. Ainsi les Lannister représenteraient par exemple la famille royale saoudienne. Le politologue Dominique Moïsi ne va pas jusqu'au bout de cette analogie, même s'il la cite dans son ouvrage. « Mais quand on regarde Game of Thrones, on se dit que ce n'est pas le Moyen Âge, mais le Moyen-Orient actuel. La comparaison avec le drame syrien paraît assez flagrante. Dans la série, au final, le seul vainqueur c'est la mort, dans la tragédie syrienne, c'est la même chose », estime-t-il. Il existerait même des « parallèles entre les décapitations exécutées par l'État islamique et celles vues dans la série ».
À travers cette analyse de correspondances entre les séries TV et la géopolitique actuelle ou passée, on s'aperçoit que les frontières du réel et de la fiction sont bien minces et permettent de disséquer notre société. Mais depuis Eschyle, en passant par Shakespeare, et jusqu'à Game of Thrones, ne l'ont-elles pas toujours été ?

La géopolitique des séries, Dominique Moïsi, Stock 2016.

 

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